ACTE I
Scène I
L'huissier
Monsieur Le substitut, j'ai l'honneur de vous présenter mes hommages.
Le substitut
Bonjour, Loyal. Vous avez l'Officiel ?
L'huissier
Non, Monsieur Le substitut.
Le substitut
Depuis ce matin, je bats tous les kiosques de Paris; pas moyen de mettre la main dessus.
L'huissier
Ça ne m'étonne pas; il ne sera mis en vente qu'à midi. C'est dans Le Matin, en dernière heure
Le substitut
Il est arrivé quelque chose ?
L'huissier
Un accident comme on allait mettre sous presse. Toute une forme en pâle.
Le substitut
Charmant !… Ces choses-là sont faites pour moi. Enfin !… Pensez à me l'envoyer acheter aussitôt qu'il sera mis en vente.
L'huissier
Comptez sur moi.
Le substitut
J'ai hâte de voir les nouvelles.
L'huissier
Vous êtes décoré ?
Le substitut
Décoré ?… C'est-à-dire que je suis sacqué, probablement.
L'huissier (abasourdi.)
Non ?
Le substitut
Je vous dis qu'à moins d'un hasard, mon arrêté de révocation a dû être soumis ce matin à la signature présidentielle.
L'huissier
Qu'est-ce qui se passe ?
Le substitut
Il se passe que, depuis huit jours, l'intransigeant mène contre moi une campagne.
L'huissier
A cause ?
Le substitut
A cause que le cousin du gendre du beau-frère de ma belle-sœur a décidé sa tante à mettre son filleul aux Jésuites de Vaugirard.
L'huissier
Zut !…
Le substitut
J'en suis comme un fou, je vous dis… D'ailleurs, je sais de qui vient le coup.
L'huissier
De qui ?
Le substitut
De Barbemolle : , parbleu ! Misérable plaidoillon, avocat sans cause, canaille ! Voilà des mois que je le surveille, que j'assiste, sans souffler mot, à son petit travail do termite. Pistonné par les radicaux au Ministère de la Justice, il a obtenu du Garde des Sceaux la promesse d'être nommé substitut à Paris, dès que se produira une vacance. Alors, il fait tout ce qu'il peut pour faire un trou au Parquet !
L'huissier (qui a mal compris)
Il veut faire un trou au parquet ?
Le substitut
Oui.
L'huissier
Pour regarder ce qui se passe ?
Le substitut
J'ai de la peine à me faire comprendre. Je ne vous dis pas au parquet je vous dis au Parquet ! Le Parquet !… Vous ne savez pas ce qu'on appelle Le Parquet ?
L'huissier
Ah pardon !
Le substitut (très nerveux.)
Polisson ! Mendiant ! Non, mais qu'il l'ait jamais, ma place ! J'ai des amis au Figaro, je lui ferai savoir comment je m'appelle, vous verrez si ça traînera.
L'huissier
Vous aurez rudement raison. Silence, le voici.
Le substitut (entre ses dents.)
Pied plat ! Drôle ! Ah ! Et puis j'aime mieux m'en aller. Je serais fichu de faire des bêtises.
(Descend de l'estrade et se dirige vers la droite, Barbemolle : , en robe et en toque, vient justement du même côté.)
(Les deux hommes se croisent et se saluent avec une extrême froideur)
Monsieur !… Monsieur !…
(Sortie du substitut)
Scène II
Barbemolle (serrant la main à L'huissier)
Ça va bien ?
L'huissier
Eh ! Eh ! Mon gaillard.
Barbemolle
Qu'est-ce qu'il y a ?
L'huissier
On sait de vos histoires.
Barbemolle
Quelles histoires ?
L'huissier
On veut donc chiper sa petite place à ce bravo monsieur de St-Paul-Mépié ?
Barbemolle
Mais non, mais non !
L'huissier
Sournois!… On dit que le décret a été soumis ce matin au Président de la République.
Barbemolle
Des blagues, tout ça; des potins !… Tenez, passez-moi donc la feuille.
(L'huissier lui donne la feuille d'audience qu'il est allé chercher sur le bureau du tribunal.)
Comment, deux affaires au rôle ?
L'huissier
Mon Dieu, oui.
Barbemolle
Ah ça ! On n'arrête plus personne ! C'est le krack des prévenus, ma parole d'honneur.
L'huissier
Peut-être que le monde s'améliore.
Barbemolle
Ne dites donc pas de choses pareilles. Qu'est-ce que nous deviendrions, nous autres ?
L'huissier
C'est vrai, je ne pensais pas à ça.
Barbemolle
Encore vous, les huissiers…
L'huissier
Oh ! Nous, nous sommes tranquilles ; tant que le monde sera monde, il y aura des honnêtes gens et nous trouverons à gagner notre vie en instrumentant contre eux.
Barbemolle (égayé.)
Gredin !
L'huissier (même jeu.)
Canaille !
Barbemolle (lui tapant sur le ventre.)
Voleur !
L'huissier (même jeu.)
Fripouille !
(Ils rient.)
Lagoupille (dans l'auditoire.)
Pour être jugé ?
Scène III
L'huissier
C'est ici. Qu'est-ce que vous voulez ?
Lagoupille
Je suis cité.
(Montre sa citation.)
L'huissier
Approchez un peu que je voie !
Barbemolle (bas à L'huissier)
Tâchez de me faire avoir l'affaire ?
L'huissier (bas)
Laissez ! Je vais vous enlever ça.
Lagoupille (qui a escaladé l'estrade du tribunal)
V'là mon petit papier.
L'huissier (lisant.)
Euh ! Euh ! Euh ! "Lagoupille, Oscar, Ildefonse". C'est bien ! Allez vous asseoir ! Ah ! Lagoupille !…
Lagoupille (qui avait fait volte-face, se retourne.)
Vous avez un avocat ?
Lagoupille
Non. Je n'en ai pas.
L'huissier
Il faut vous en procurer un.
Lagoupille
Vous croyez ?
L'huissier
C'est indispensable.
Lagoupille
Où que ça s'vend ?
L'huissier
Vous avez de la chance. Voici maître Barbemolle, une des lumières du barreau !
Lagoupille (qui s'incline devant Barbemolle)
Monsieur !
Barbemolle (assis au banc de la défense et plongé dans la lecture de dossiers fantaisistes.)
Bonjour.
L'huissier
Maître Barbemolle, je vous présente un client.
Barbemolle (très net.)
Impossible ! Mille regrets !
L'huissier
Pourquoi ?
Barbemolle
Je suis trop occupé. J'ai de la besogne par-dessus la tête.
L'huissier
Un bon mouvement, sacristi.
Barbemolle
Non.
L'huissier (suppliant.)
Faites-le pour moi !
Barbemolle
Le diable vous emporte, mon cher! C'est bien pour vous être agréable !
(A Lagoupille)
De quoi s'agit-il, mon garçon ?
Lagoupille
Monsieur, je vais vous expliquer. C'est un bonhomme à qui j'ai mis un marron. Alors, il me fait un procès.
L'huissier
C'est intéressant à plaider.
Barbemolle (rêveur.)
Oui!… Le cas est assez nouveau; ça me décide. C'est entendu, je me charge de votre affaire.
Lagoupille
Parfait ! Qu'est-ce que ça va me coûter?
Barbemolle
En principe, je ne plaide pas à moins de cinq cents francs; mais vous avez une figure qui me revient, vous me faites l'effet d'un brave homme; pour vous ce sera un louis.
Lagoupille
Un louis !
(Montrant son chapeau de paille.)
Mais, monsieur, voilà un chapeau qui ne me coûte que trente-neuf sous.
Barbemolle
Quel rapport ça a-t-il ?
Lagoupille
Le rapport que je n'irai pas payer un louis pour avoir un avocat, quand je peux avoir un chapeau pour un franc quatre-vingt-quinze.
Barbemolle
Enfin, combien offrez-vous ?
Lagoupille
Six francs. Pas un liard de plus.
Barbemolle
Mettez-en dix.
Lagoupille
Nib!
Barbemolle
Mettez-les, et je vous arrange votre bonhomme, vous m'en direz des nouvelles.
Lagoupille (séduit, à L'huissier)
Sans blague ?
L'huissier
Marchez donc, eh! Farceur! Puisque je vous dis que Maître Barbemolle est une des lumières du barreau.
Lagoupille (décidé.)
Allez! Rossard qui s'en dédit.
Barbemolle
Faites passer la galette !…
(Lagoupille s'exécute.)
Merci !
(Coup de sonnette.)
L'huissier
Le tribunal entre en séance.
(A Lagoupille.)
Filez ! Filez !
Lagoupille
Où faut-y que j'aille ?
L'huissier (lui indiquant une place dans la salle.)
Là-bas ! Il y a une place vacante. Je vais vous appeler dans une minute.
(Entrée du tribunal.)
Scène IV
L'huissier
Le tribunal !
(Les magistrats, solennellement, se rendent à leurs places respectives.)
Le président
L'audience est ouverte.
(A ce moment, le juge de droite se penche vers lui et lui parle à l'oreille.)
Très bien, mon cher, c'est entendu. Messieurs, notre collègue Tirmouche, appelé à Pithiviers par d'impérieux devoirs et esclave de l'heure du train, sollicite la remise à huitaine de la première des deux affaires soumises à noire juridiction.
(Le juge de gauche opine de la tête.)
Le substitut (que Le président a interrogé du regard.)
Ça fera la quatrième remise.
Le président
Je le regrette infiniment, mais que voulez-vous que j'y fasse ? De quoi s'agit-il au juste ?
Le substitut (consultant le dossier.)
C'est une espèce de farceur qui a été arrêté le dimanche des Rameaux devant Notre-Damc-de-Lorette, vendant du cresson pour du buis.
Le président
Ça peut attendre. Appelez, huissier !
L'huissier (appelant.)
Le ministère public contre Jean Paul Mapipe. Mapipe !
(Entre Mapipe)
Scène V
Mapipe
Un avocat ! Un avocat !
Le président
Eh ! là ! Eh ! là ! Pas tant de bruit, s'il vous plaît !
Mapipe
Trois remises, messieurs et dames !… Trois remises !… Un mois que je suis en prévention !
Le président
Taisez-vous ! Quant à un avocat…
Mapipe
Et remarquez que je l'avais fait bénir !… Celait du cresson bénit.
Le président
Quant à un avocat !…
Mapipe
Du cresson bénit, c'est pus comme de la salade.
Le président
Quant à un avocat, dis-je, le tribunal va vous en désigner un d'office. Maître Barbemolle !
Barbemolle (se levant.)
Monsieur Le président ?
Le président
Le tribunal, rendant hommage à vos mérites ainsi qu'à votre éloquence, vous charge des intérêts et de la défense du prévenu.
(Barbemolle salue.)
Le président
Le renvoi à plus tard qu'a sollicité de nous l'honorable M. Tirmouche, vous mettra en mesure d'étudier l'affaire avec tout le soin qu'elle mérite. Mapipe !
Mapipe
Qu'est-ce qu'il a fait, Mapipe ?
Le président
J'ai une nouvelle à vous apprendre. Des circonstances indépendantes de sa volonté ont déterminé le tribunal à ne pas vous entendre aujourd'hui. L'affaire est remise à huitaine.
Mapipe
Encore !… Une quatrième remise! Ah ça! Vous vous payez ma gueule !
Le président (à Barbemolle)
Maître, dans son intérêt même, engagez donc votre client à s'exprimer d'une façon plus convenable.
Barbemolle
Je sollicite l'indulgence en faveur de ce pauvre diable. Voilà un mois qu'il est sous…
(Il laisse échapper sa serviette et se baisse pour la ramasser.)
Mapipe (prenant l'auditoire à témoin)
Moi ? Je suis saoul ?…
Barbemolle (achevant sa phrase.)
Sous les verrous, et son impatience légitime en dit plus long pour sa défense que tous les arguments du monde. Au surplus, nous sommes, lui et moi, aux ordres du tribunal. Je me bornerai à faire remarquer qu'il me sera impossible de prendre la parole d'aujourd'hui en huit; je pars lundi pour Carcassonne où je plaide le procès Baloche.
Le président
Fort bien, maître. A quinzaine, alors.
L'huissier (dans l'auditoire, sa toque à la main.)
Je ferai remarquer à mon tour, que, dans quinze jours, ce sera la semaine de la Pentecôte, pendant laquelle les tribunaux ne siègent pas.
Le président
Ah ! Diable !…
(Courte réflexion.)
Ma foi, messieurs, nous n'y pouvons rien. A trois semaines !
Le juge Foy de Vaux (avec douceur)
Non !
Le président (surpris)
Pourquoi ?
Le juge Foy de Vaux
J'ai sollicité et obtenu du Garde des Sceaux un congé de deux mois pour raisons de santé. Or, la loi frappe de nullité tout jugement rendu par un tribunal composé d'autres magistrats que ceux ayant siégé à la première audience.
Le président
C'est rigoureusement exact. Eh bien, mon cher collègue, nous attendrons votre retour pour statuer sur l'affaire Mapipe.
Mapipe
Ce qui nous renvoie en août.
Le président
Oui !… Et encore non; je me trompe. Août c'est l'époque des vacances.
Barbemolle
Renvoyons après vacations.
Le substitut
Il n'y a que ça à faire.
Le président
Mon Dieu, oui !
(Consultant ses assesseurs.)
Hé ? Hé ? Haut. Après, vacation !… Emmenez, gardes !
Mapipe (emmené par les municipaux)
Cré bon Dieu de bonsoir de bon Dieu de vingt Dieu de bon Dieu de sacré nom de Dieu du tonnerre de Dieu de bon Dieu !
(Sa voix se perd.)
Barbemolle
Voyons, Mapipe ! Voyons Mapipe ! Ne vous faites donc pas de bile comme ça… Est-ce que je m'en fais, moi ?
Scène VI
Le président
Terrible braillard !
Le substitut
En effet !
Le président
Ça ne fait rien, voilà une question tranchée. Nous allons passer sans plus de délai à l'examen de la seconde affaire.
Le substitut
Avant d'en commencer les débats, je prierai Monsieur Le président : de vouloir bien demander à L'huissier s'il m'a envoyé acheter l'Officiel !
Le président (à L'huissier)
Vous avez entendu la question ?
L'huissier (au substitut)
Pas encore, Monsieur Le substitut ; je vais y envoyer à l'instant môme le municipal de garde.
Le substitut
Je vous serai obligé.
Le président (au substitut.)
Vous n'avez pas besoin d'autre chose ?
Le substitut
Non, monsieur Le président, merci !
Le président
Alors nous pouvons commencer. Huissier, appelez.
L'huissier
Lagoupille !
Lagoupille (dans l'auditoire.)
Lagoupille ? Présent !
L'huissier
Alfred !
M. Alfred (dans l'auditoire)
C'est moi !
L'huissier
Approchez !
(A Lagoupille.)
Passez devant !
Lagoupille
Merci bien, Monsieur L'huissier ; je me souviendrai comme vous avez été poli avec moi. Quant à vous, Monsieur Alfred, vous vous conduisez comme un cochon. Et ça, il n'y a pas d'erreur. C'est un galant homme qui vous le dit.
Le président
Qu'est-ce qu'il y a donc, là-bas ?
Lagoupille
Il y a que Monsieur Alfred se conduit comme un cochon.
Le président
Vous, vous allez commencer par vous taire. Vous répondrez quand on vous questionnera.
M. Alfred
Bravo ! C'est trop fort, ça, aussi, d'être insulté par une canaille.
Lagoupille
Une canaille !
Le substitut
Je vais être obligé de sévir.
M. Alfred (à Lagoupille)
Ah ! Vous entendez !
Le substitut
Contre vous !
Lagoupille
Ça, c'est tapé.
Le président
On ne vous demande pas votre avis.
M. Alfred
On a rudement raison.
Le substitut
Ni le vôtre non plus.
Lagoupille
Très bien.
Le président
Silence, Lagoupille !
Lagoupille
Je ne dis rien.
M. Alfred
On n'entend que lui.
Le président
Alfred, voulez-vous vous taire ?
M. Alfred
C'est ce que je fais.
Lagoupille
On ne le dirait pas.
Le président
Huissier !
L'huissier
Monsieur Le président ?
Le président
Le premier de ces deux hommes qui ouvre encore la bouche, flanquez-le-moi à la porte.
Lagoupille et M. Alfred
Ça sera rudement bien fait.
Le substitut
Nous n'en sortirons pas.
M. Alfred
Est-ce que ça me regarde, moi ? Il ne manquerait plus que cela qu'on me flanque à la porte parce que M. Lagoupille s'obstine à vouloir parler quand on lui a dit de se taire.
Lagoupille
Mais, Monsieur, ça n'est pas moi ; on me dit de me taire, je me tais. C'est M. Alfred : qui dit comme ça que L'huissier : fera bien de me flanquer à la porte, si je ne veux pas fermer mon seau de propreté.
M. Alfred
Tenez, l'entendez-vous? Et patati et patata. Et je t'en dis et je t'en raconte ! Quelle pie borgne, bon Dieu ! Une vraie pipelette !
L'huissier
Vous avez entendu ce que vient de dire M. Le président. Si vous ne vous taisez pas, je vais vous faire sortir !
Lagoupille
C'est un peu raide, ça, aussi, et le plus chouette c'est que c'est lui qui ne veut pas fermer le sien.
M. Alfred
Vrai, alors, celui qui lui a coupé le filet ne lui a pas volé ses quatre sous. Ça, on peut le dire, ce n'est pas pour me vanter, mais j'ai connu dans ma vie bien des moulins à paroles ; je veux être changé en saucisse plate si j'ai jamais vu le pareil. Il ne se taira pas, je vous dis qu'il ne se taira pas ! Il parlera comme ça jusqu'à demain.
Lagoupille
Vous direz ce que vous voudrez, mais on n'a pas idée de ça en province. Un homme qui se conduit avec moi comme le dernier des cochons, et qui me fait engueuler par-dessus le marché ! Comment trouvez-vous le bouillon ? Zut, alors ! C'est épatant ! A c't'heure, c'est moi qu'on engueule, et c'est lui qui parle tout le temps.
Le substitut
J'invite le défenseur à faire taire son client. Nous ne pouvons pas juger sainement, si les parties adverses s'obstinent à vouloir s'expliquer toutes les deux à la fois. Qu'est-ce que vous dites ?… La partie civile ?… Je vous demande pardon, ce n'est pas la partie civile. Quoi ?… Pas du tout ! C'est votre client ! Je vous dis que c'est votre client ! Je sais ce que je dis, peut-être.
Barbemolle
J'en demande bien pardon à mon honorable contradicteur, mais ce n'est pas mon client, c'est la partie civile qui fait tout ce scandale. Parfaitement, c'est M. Alfred :. Il ne faut pas non plus faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes, et mettre tout sur le dos du même. Je vous demande pardon aussi, c'est vous qui êtes dans l'erreur.
Le président
Ah ça ! Est-ce que ça va durer longtemps ? N'a-t-on jamais rien vu de pareil ? Bon. Voilà Le substitut qui s'en mêle à présent, et l'avocat qui se met de la partie ! Monsieur Le substitut, je vous invite à vous taire; et vous aussi, maître Barbemolle; vous n'avez pas la parole. Assez ! Assez !… Ma parole d'honneur, c'est une maison de fous ici !
(Toute cette scène, qui demande à être réglée avec soin, est tenue dans le tohu-bohu, tout le monde parlant en même temps, chacun des acteurs s'obstinant à vouloir, de sa voix, dominer la voix des autres. — Enfin, silence.)
Le président (à M. Alfred)
Oui ou non, voulez-vous vous taire ?
M. Alfred
Oui.
Lagoupille
Eh bien ! Il n'est que temps !
Le président (à Lagoupille)
Et vous ?
Lagoupille
Je le ferme.
Le président
Quoi ?
Lagoupille
Mon seau de propreté. Contre la force il n'y a pas de résistance… C'est égal, un client comme moi, un vieil habitué, en justice ! Elle est un peu raide tout de môme !
L'huissier
Silence, donc !
Le président (à M. Alfred :)
Je vous écoute. De quoi vous plaignez-vous, monsieur ?
M. Alfred
Monsieur ! Je suis limonadier rue Notre-Dame-de-Lorette, où je tiens un petit café à l'enseigne du Pied qui remue. Maison bien notée, j'ose le dire rien que des habitués, de braves gens qui viennent faire le soir leur petite partie en prenant leur demi-tasse.
Lagoupille
Vous devriez être honteux, monsieur Alfred, de parler de vos habitués après que vous vous êtes conduit comme un cochon avec votre plus ancien client. Et encore… comme un cochon !… c'est comme deux cochons que je devrais dire !… comme trois cochons !… comme quatre cochons !… comme cinq cochons !… comme…
Le président
Ça va durer longtemps, ce défilé de cochons ? Je vous ai déjà dit de vous taire !
Lagoupille
C'est bon, je le referme !
Le président
Quoi ?
Lagoupille
Mon seau de propreté.
Le président
Continuez, Monsieur Alfred.
M. Alfred
M. Lagoupille, en effet, est un de mes plus anciens clients.
Lagoupille
Cinq ans que je fréquente la maison! Plus de cent mille francs que j'y ai laissés !
M. Alfred
Mais Dieu sait depuis combien de temps je l'aurais flanqué à la porte, sans la crainte de faire de l'esclandre!… Figurez-vous que cette espèce de sans le sou, qui n'a jamais pris plus d'une consommation…
Lagoupille
Une consommation !
L'huissier
Silence !
Lagoupille
J'en prends sept.
Barbemolle
Nous le prouverons.
Le président
C'est bien, maître; tout à l'heure !
M. Alfred
Figurez-vous, dis-je, que celle espèce de sans le sou qui n'a jamais pris plus d'une consommation… Je jure que c'est la vérité! — est d'une exigence révoltante ! II arrive, et, tout de suite, voilà la comédie qui commence "Garçon ! Un café ! "
Lagoupille
Un café ! Naturellement, un café !… Si je vais au café, c'est pour prendre un café… ce n'est pas pour prendre un lavement !…
(Hausse les épaules.)
Barbemolle
C'est évident !
M. Alfred
Bon ! On lui apporte un café. "Garçon, les journaux ! "
Lagoupille
Et après ? J'ai le droit de lire les journaux, peut-être !
Barbemolle
Ça crève les yeux !
M. Alfred
Bon ! On lui apporte les journaux ! Tous ! Notez bien; il les lui faut tous, à ce monsieur ! Une fois qu'il a les journaux "Garçon, les cartes ! "
Le président
Pour quoi faire ?
M. Alfred
Pour se faire des réussites.
Lagoupille
Si ça m'amuse, moi ? C'est mon droit, de me tirer la bonne aventure.
Barbemolle
Parbleu !
M. Alfred
Bon ! On lui apporte des cartes, a Garçon, le jacquet !
Le président
Le jacquet !… Pour jouer tout seul ?
Lagoupille
Non, pour m'asseoir dessus.
M. Alfred
Il trouve que mes banquettes sont trop basses.
Lagoupille
Et trop molles. On est assis comme dans de la pommade, ça me dégoûte.
Le président
En supposant, il me semble que le Bottin…
Lagoupille
Impossible! Je m'en sers pour chercher des adresses.
Le président
Il fallait le dire tout de suite. Vous vous en emparez aussi ?
Barbemolle
Dame ! Mon client en a besoin pour faire sa correspondance.
Lagoupille
C'est sûr !
Le président
Très bien, très bien. Achevez, monsieur Alfred.
M. Alfred
Naturellement, privés de journaux…
Le président
… privés de Bottin…
M. Alfred
… privés de jacquet…
Le substitut
… privés de cartes…
M. Alfred
… mes habitués les uns après les autres avaient déserté le Pied qui remue. Quelques-uns s'étaient bien rejetés, faute de mieux, sur le domino à quatre ; malheureusement, le raclement de l'os sur le marbre exaspère M. Lagoupille, en sorte que ces pauvres gens, ahuris des rappels à l'ordre et des réclamations continuelles de ce personnage, s'étaient vus rapidement contraints de renoncer à leur suprême distraction. Je les perdis à leur tour !
Le président
Je vous crois sans peine.
M. Alfred
M. Lagoupille demeura donc le seul client d'une maison jadis florissante. Or, est-ce que l'autre soir, après avoir comme à son ordinaire accaparé tout mon matériel, il n'émit pas la prétention de me faire éteindre le gaz, disant qu'il voulait désormais être éclairé à la bougie ?
Lagoupille
J'aimais aux yeux !…
M. Alfred
Ceci mit le comble à la mesure. Je déclarai à M. Lagoupille que j'en avais par-dessus les épaules et que je le priais d'aller voir ailleurs et si j'y étais. Il me répondit…
Barbemolle (se levant.)
Je demande la parole, j'ai une question à poser.
Le président
Monsieur Le substitut ?…
Le substitut
Je n'y vois aucun inconvénient.
Le président
Parlez, maître !
Barbemolle
Je désirerais savoir si le plaignant n'a pas passé en cour d'assises, il y a une quinzaine d'années, pour attentat à la pudeur !…
M. Alfred (stupéfait.)
Moi !…
Le président
Maître !
M. Alfred (hors de lui.)
C'est une infamie ! C'est une abomination ! C'est de la pure scélératesse !
Le substitut
J'invite la partie civile à user de termes plus modérés.
M. Alfred (les larmes aux yeux)
Mais enfin, monsieur, c'est odieux ! Je suis un honnête homme, moi ! Je suis un bon père de famille ! On peut prendre des renseignements dans mon quartier !… Et voilà, à cette heure, qu'on essaye de me déshonorer devant tout le monde, en répandant des bruits sur moi !
Le président
Calmez-vous !
M. Alfred
Monsieur, c'est ignoble !
Barbemolle
Je ferai remarquer que le plaignant ne répond pas à ma question. Il préfère se retrancher prudemment derrière des invectives grossières.
M. Alfred
A de pareilles insinuations, on ne répond que par le mépris !
Barbemolle
Oui, enfin, tranchons le mot, vous niez ?…
M. Alfred
Certes, je nie !
Barbemolle
C'est ce que je voulais vous faire dire. Je n'insiste pas. Le tribunal appréciera.
(Se rassoit.)
Le président
L'incident est clos ! Continuez !… Eh bien, parlez, monsieur Alfred !
M. Alfred
Parlez !… Parlez !… Je ne sais plus où j'en étais, moi. On me coupe la chique avec des histoires pareilles.
Le substitut
Il faudrait en finir, cependant.
Le président
C'est mon avis.
Barbemolle
El le mien.
Le président
Où voulez-vous en venir ?
Le substitut
Aux termes de la citation, Lagoupille vous aurait frappé ?
M. Alfred
D'un coup de poing, oui, monsieur, sur l'œil.
Le président
Vous avez des témoins ?
M. Alfred
Non !
(Rires de Barbemolle.)
Qu'est-ce que vous avez à rire ? Je n'ai pas de témoins ? Naturellement ! Où voulez-vous que j'en prenne, des témoins ? Puisqu'il avait fait le vide chez moi !
Le président
N'interpellez pas la défense. Vous demandez des dommages et intérêts ?
M. Alfred
Je demande cinq cents francs.
Barbemolle
De rente ?
Le président (à M. Alfred :)
Vous pouvez vous asseoir ! Levez-vous, Lagoupille. Qu'est-ce que vous avez à dire ?
Lagoupille
J'ai à dire que M. Alfred : se conduit comme un cochon.
Le président
Vous l'avez déjà dit. Ensuite ?
Lagoupille
Ensuite, c'est un sale menteur ! Comment qu'y dit, je prends une consommation ?… J'en prends sept !
M. Alfred
Sept ?
Lagoupille
Oui, sept !
M. Alfred
Par semaine ?
Lagoupille
Par jour.
M. Alfred
Vous vous fichez du monde. Citez-les donc un peu, vos sept consommations. Non, mais citez-les donc, qu'on voie !
Le président
Répondez.
Lagoupille
Monsieur, c'est bien simple. J'arrive et je demande un café. Bon, on me sert un verre de café, trois morceaux de sucre, une carafe d'eau et un carafon de cognac.
Le président
Ça fait une consommation.
Lagoupille
Ça fait une consommation.
M. Alfred
Jusqu'ici nous sommes d'accord !
Lagoupille
Bon ! Je bois la moitié de mon café et je comble le vide avec de l'eau. Ça me fait un mazagran. Deuxième consommation.
M. Alfred
Quoi ? Quoi ?
Le président
Laissez parler le prévenu.
Lagoupille
Dans mon mazagran, je mets de l'eau-de-vie et ça me fait un gloria.
M. Alfred
Ah çà ! Mais…
Barbemolle
Ces interruptions continuelles sont insupportables. Je supplie la partie civile de laisser mon client s'expliquer.
Lagoupille
Bon ! Je prends un deuxième morceau de sucre et je le mets à fondre dans l'eau, ça me fait un verre d'eau sucrée. Dans mon verre d'eau sucrée, je reverse du cognac : ça me fait un grog. Mon grog bu, je m'appuie un peu de cognac pur, ça me fait une fine Champagne.
Le président
Et enfin ?
Lagoupille
Enfin, sur mon dernier bout de sucre, je verse le restant de mon carafon. J'y mets le feu, ça me fait un punch. Total : un café, un mazagran, un gloria, un verre d'eau sucrée, un grog, une fine et un brûlot. Sept consommations.
Le président
C'est exact !
M. Alfred
Charmant ! Et à la fin du compte, combien est-ce que je touche, moi ? Six sous ! Et vous croyez que ça m'amuse, après que vous m'avez rasé toute la soirée, d'inscrire six sous à mon livre de caisse ?
Lagoupille
Ça vous embête ? Eh bien, prenez une caissière
Le président
Vous reconnaissez avoir frappé le plaignant ?
Lagoupille
Non, m'sieur. Je lui ai mis un marron, voilà tout.
Le président
A propos de quoi ?
Lagoupille
Il m'avait pris par le bras pour me faire sortir de force, alors je lui ai mis un marron !
Le président
Vous ne nous aviez pas dit ça, monsieur Alfred.
Barbemolle
En effet.
M. Alfred
Mais, Monsieur Le président, il fallait bien que je l'expulse, il ne voulait pas s'en aller.
Le président
Il fallait envoyer chercher les agents de la force publique. Vous n'aviez pas le droit de vous faire justice vous-même.
Barbemolle
C'est clair comme le jour.
(M. Alfred tente de placer un mot.)
Le président
Taisez-vous. Maître, vous avez la parole.
Barbemolle (se levant.)
Plaise au tribunal adopter mes conclusions, renvoyer mon client des fins de la poursuite et condamner la partie civile aux dépens. Messieurs, s'il en était de la véritable vertu comme il en est de la femme de César, elle ne serait pas soupçonnée, et je ne connaîtrais pas l'honneur, compliqué de tant d'amertume, d'avoir à la défendre aujourd'hui devant vous. Certes, depuis bientôt vingt ans, qu'apôtre du Dieu de vérité, je combats pour la bonne cause et emprunte mon éloquence, si j'ose user d'un pareil terme, aux seuls élans de mes convictions, j'ai pénétré plus d'une fois les méandres de l'âme humaine. A cette heure (fixant du regard M. Alfred) : j'en louche du doigt les marécages. Je n'abuserai pas de vos instants. Nul plus que moi n'en connaît le prix ; — puis j'ai hâte de frapper le caillou (M. Alfred, épouvanté, met son chapeau sur sa tête) d'où va jaillir l'étincelle !
L'huissier (à M. Alfred)
Votre chapeau !
Barbemolle
M. Lagoupille est employé de l'État.
Lagoupille
Moi ? Je suis lampiste !
L'huissier
Chut ! Chut !
Barbemolle
Il appartient à l'une de ces grandes administrations que l'Europe entière nous envie, au Ministère des Affaires Etrangères, où il doit d'occuper tout poste de confiance, non à de misérables intrigues, mais à ses mérites personnels ! Ah ! C'est que, resté veuf après quinze mois de mariage, avec cinq enfants au berceau, il s'est imposé la mission, non seulement de donner la becquée quotidienne à ces petites bouches affamées, mais encore de prêcher d'exemple, à ces défenseurs de demain, l'amour du bien, le culte du travail, la fidélité au devoir et aux institutions libérales qui nous régissent !
Ce qu'est la vie de cet honnête homme ? Demandez-le donc à l'aurore, demandez-le au pesant soleil de midi, demandez-le au crépuscule du soir, qui, depuis tant d'années, chaque jour, voient perler la sueur à ce front éternellement courbé sur la tâche !
"Mais, direz-vous, quel couronnement à des journées si noblement remplies ? Sans doute, ce chevalier du devoir, les yeux gorgés de volupté, puise dans les obscénités du vaudeville et de l'opérette la détente qu'implore à grands cris la lassitude de son cerveau ? Les glaces du pandémonium, où règne en souveraine Terpsichore, —- j'ai nommé le Moulin de la Galette, — se renvoient de reflets en reflets les chorégraphiques ébats de cet inlassable travailleur? "
Point !
Il se rend au café, à ce café du Pied qui remue, si humble en sa tranquillité, qu'on le croirait échappé à un dizain de l'auteur du Passant et de Severo Torelli.
Lagoupille (à mi-voix)
Victor Hugo.
Barbemolle
Rappelez-vous la définition touchante que vous en a donnée, il y a un instant (désignant M. Alfred du doigt), ce sous gargottier, empoisonneur public "Maison bien notée ! Rien que des habitués ! De braves gens, qui viennent le soir y faire leur petite partie !…" Là ! Saturé d'alcool et de bière, demande-t-il aux fumées de l'ivresse l'oubli des misères de la veille et des soucis du lendemain ? Non ! Il prend une tasse de café !! Une ! Vous entendez bien ?… Une seule ! Et ça, monsieur Alfred, vous ne le nierez pas ; c'est vous-même qui l'avez dit ! N'importe. "Votre client est un pilier de brasserie ! " m'objectait tout à l'heure avec une partialité que je suis le premier à excuser comme il sera le premier à la reconnaître, l'honorable organe du Ministère public.
Le substitut (étonné.)
Je n'ai pas soufflé mot de cela. Je ne sais pas ce que vous voulez me dire.
Barbemolle
Le tribunal me saura gré de ne relever que d'un sourire cette dénégation imprévue.
Le substitut
Je vous somme de vous expliquer.
Barbemolle
Je continue.
Le substitut
Pas avant d'être entré dans les explications que je suis en droit d'exiger de vous.
Barbemolle
Le président m'a donné la parole; ce n'est pas vous, Monsieur Le substitut, qui m'empêcherez de m'en servir.
Le président
Voyons, messieurs !… Je suis désolé ! Monsieur Le substitut, je vous en prie ! Maître, de grâce !
Le substitut
L'incident…
Le président (qui en a assez.)
L'incident est clos !
Barbemolle
Il aura éclairé du moins la religion du tribunal. A lui de distinguer entre l'acharnement dont l'accusation fait preuve et l'esprit de conciliation dont la défense est animée. — Je poursuis. — Mon client, dites-vous, est un pilier de brasserie ? (Muette exaspération du substitut.) J'y consens. Mais à qui la faute ? Au Gouvernement, messieurs, je ne crains pas de le proclamer ! Nous avons des salles de travail, Dieu merci ! Nous avons des bibliothèques. Or, vous en défendez l'entrée, vous en interdisez l'accès, aux heures où le pauvre, précisément, serait à môme d'en franchir le seuil ! Et vous reprochez à Lagoupille d'aller chercher, pour y assouvir son amour passionné de l'étude, l'atmosphère pestiférée d'un estaminet de quinzième ordre !… Dérision !… Dérision amère ! A ce café du Pied qui remue où il ne vient pas pour boire, il ne vient pas non plus pour jouer il vient pour lire les journaux ! Tous les journaux, sans exception !… Les débats l'ont établi, et cela encore, monsieur Alfred, vous qui niez tout, vous qui niez toujours, vous, la négation faite homme, est-ce que vous le nierez aussi? Non ? Hein ?… Ah !!! J'ai fini ! Et voilà l'homme qu'on fait asseoir sur ce banc d'ignominie qui a vu rougir tant de visages, l'homme que de misérables rancunes voudraient livrer à vos rigueurs !… Je livre, moi, à vos dégoûts, la bassesse de tels calculs ! Je persiste avec confiance dans mes conclusions.
(Il se rassoit.)
Le président
La parole est au ministère public.
Le substitut (qui depuis un instant déjà était plongé dans la lecture de l'Officiel, que lui avait apporté L'huissier vers la fin de la plaidoirie)
Ça y est !
Le président
Quoi ?
Le substitut
Je suis révoqué.
Le président
Révoqué ?
Le substitut
Lisez vous-même.
Le président (après avoir lu.)
C'est ma foi vrai ! Cher ami…
(Lui serre la main.)
Recevez mes condoléances !
Barbemolle
J'y joins les miennes.
Le substitut (aigre doux.)
Je vous en remercie d'autant plus que vous êtes nommé à ma place.
Barbemolle
Moi ?
Le substitut
Parfaitement !
Le président
C'est exact, tenez.
(Il passe L'Officiel à l'avocat.)
Barbemolle (lisant.) :
"Décrets Présidentiels M. Barbemolle, avocat au barreau de Paris, est nommé substitut du Procureur de la République de la Seine, en remplacement de M. de St-Paul-Mépié, révoqué ! "
Le président
Tous mes compliments.
Lagoupille
Et les miens.
Barbemolle (au substitut)
Mon cher prédécesseur, voici votre journal.
Le substitut
Voici ma toque !
Le président
Comment, vous nous quittez déjà ?
Le substitut
Je serais le dernier des idiots, si je continuais à servir, fût-ce une minute, un gouvernement qui se conduit avec moi…
Lagoupille
Comme un cochon.
Le substitut
J'allais le dire. Adieu ! Je vais traduire Horace. Que le Seigneur vous tienne en santé et en joie !
(Il sort.)
Scène VII
Le président
Bonjour, mon ami, bonjour. Il a l'air vexé.
L'huissier
Plutôt.
Le président
Tout de même, il n'est pas gentil. Me voilà obligé de renvoyer à plus tard les débats de l'affaire Lagoupille.
Barbemolle
Pourquoi ?
Le président
Je ne puis rendre un jugement qui serait certainement infirmé par la Cour de Cassation, le tribunal n'étant plus au complet.
Barbemolle
Je suis là.
Le président
Je le vois bien.
Barbemolle
Eh bien ?
Le président
Je n'ose comprendre… Vous consentiriez ?…
Barbemolle
Je croirais manquer à tous mes devoirs si je ne répondais, dès son premier appel, à la confiance qu'a daigné me témoigner le gouvernement de la République.
Le président (après avoir salué)
Puisqu'il en est ainsi…
(Lui indiquant du doigt le siège du ministère public.)
La place est encore chaude… J'ajoute qu'elle m'est heureuse à vous y rencontrer.
Barbemolle
Monsieur Le président…
(lui serre la main, puis va occuper la place que le départ du substitut a laissée vide.)
Le président
Vous êtes prêt à requérir ?
Barbemolle (la toque à la main.)
Je suis aux ordres du tribunal.
Le président
Dont acte. L'audience continue. Monsieur Le substitut, vous avez la parole.
Barbemolle
Après la plaidoirie si éloquente et si persuasive que vous venez d'entendre, je ne saurais m'illusionner sur la difficulté de la tâche q ui m'incombe. Si loin de la main qu'il m'apparaisse, j'atteindrai cependant, je l'espère, au but que je poursuis ici, avec l'aide du Dieu de Justice dont je suis l'indigne interprète. "J'emprunte mon éloquence à ma seule conviction" vous a déclaré le défenseur ; j'emprunterai la mienne, je le jure, à ma seule sincérité. J'arrive sans plus de préambules à la discussion des faits.
A l'aide d'habiletés oratoires, que je proclame et réprouve à la fois, mon honorable contradicteur vous a tracé, de Lagoupille, une silhouette quelque peu flatteuse, j'oserai dire quelque peu flattée… Homme de bien! Chevalier du devoir! Père de cinq enfants en bas-Age… Voici, je l'avoue, des titres peu communs à la clémence du juge éclairé et intègre chargé de présider ces débats. Quel homme serait-il, en effet, s'il tenait sa porte fermée à la Vertu venant lui demander droit d'asile, ses lettres de créance à la main ? Malheureusement, entre le portrait et le modèle, il y a place pour une lamentable, pour une écœurante vérité ! Nous avons assez ri, passons aux choses sérieuses ! Les feux d'artifice sont éteints, faisons, à présent, la lumière !
Je n'irai pas par quatre chemins. Lagoupille, l'honnête Lagoupille, est ce qu'on appelle une gouape dans les meilleures sociétés. Lampiste par profession car il n'est pas plus fonctionnaire qu'il n'est père de cinq enfants, lampiste, dis-je, par profession, mais ivrogne par caractère, il est mon Dieu, comme Grégoire! Il passe tout son temps à boire. Et ce n'est pas lui, j'imagine, qui m'en donnera le démenti ! Avec ce tranquille cynisme propre aux alcooliques invétérés, il vous l'a déclaré lui-même il va au seul café du Pied qui remue - ab uno disce omnes, depuis des années, chaque soir, il absorbe sept consommations ! Vous avez bien entendu ? Sept consommations par soirée ! Soit quarante-neuf consommations par semaine. Deux cent dix par mois ! Deux mille cinq cent cinquante-cinq par an, et deux mille cinq cent soixante-deux quand l'année est bissextile !!!
Encore, si la conscience des turpitudes dont il s'abreuve — je chercherais vainement un terme plus adéquat à la nature de mon sujet — lui criait de les aller cacher, comme on cache une plaie fétide en les ténèbres d'un bouge ! Ah ! je vous crierais, moi Pitié ! Car toute étincelle n'est pas morte ! Grâce ! car en celle pudeur suprême il nous est permis de saluer un espoir de rédemption ! Mais non ! Portant fièrement la honte d'être abject, c'est sous le regard des honnêtes gens qu'il prétend étaler son vice, en ce café du Pied qui remue dont la défense, si éloquemment, tout à l'heure, évoquait la vision charmante, j'oserai presque dire familiale! Car il faut à la corruption cette triste volupté corrompre !
(Désignant Lagoupille du doigt.)
Il faut le lit chaste de la vierge à l'opprobre de cette fille publique ! Il faut le calice de la rose à la bave de cet escargot !
Bien mieux la fleur de débauche et de fainéantise, incarnation du pâle voyou dont jadis le poète des ïambes marqua la hideur au fer rouge, en un vers qui ne périra pas, cet homme méprisable, taré, essaie d'arracher par surprise à l'ignorance de la foule un peu de cette considération dont est affamée l'infamie. Tel un porc qui aurait volé pour s'en revêtir la robe auguste du lion, il ne craint pas de se faire passer pour fonctionnaire de l'Etat le souillant ainsi — ah ! Songez-y ! Songez-y, je vous en conjure ! — l'antique prestige de notre administration nationale, et sapant, d'une main meurtrière, les bases mêmes de la société.
J'ai dit !
Le prévenu spontanément a reconnu les faits qui lui sont reprochés. Je n'ai donc pas à en discuter l'évidence. Je me bornerai à appeler sur lui les sévérités de la loi, et à revendiquer, de votre esprit de justice, un châtiment exemplaire, au nom des intérêts immenses qui en dépendent.
Le président (à M. Alfred)
Vous n'avez rien à ajouter ?
M. Alfred
Non, Monsieur Le président
Le président (à Lagoupille)
Et vous ?
Lagoupille
Je réclame mes dix francs…
Barbemolle (plein de dignité.)
Louis XII ne paye pas les dettes du duc d'Orléans.
Lagoupille
Eh bien ! Il se conduit comme un cochon,
Le président (sévère mais juste.)
Vous n'êtes pas ici pour apprécier l'histoire. Se couvre et prononce. Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi Attendu qu'Alfred, limonadier à Paris, a introduit une plainte contre Lagoupille : , comme ayant reçu de celui-ci…
Lagoupille (à mi-voix.)
Un marron…
Le président
… Un marron… Euh… Taisez-vous donc, Lagoupille !… un coup de poing en plein visage; qu'il s'est porté partie civile et qu'il réclame cinq cents francs à titre de dommages-intérêts.
Attendu qu'il appert clairement des débats que Lagoupille, par le désagrément de son commerce et ses exigences sans nom, a réussi à mettre en fuite la clientèle habituelle du café du "Pied qui remue", et contribué ainsi, dans une large mesure, à la déconfiture de cet établissement; que, dans ces conditions, les prétentions d'Alfred ne paraissent nullement excessives…
M. Alfred (à part.)
Si j'avais su, j'aurais demandé dix mille francs.
Le président
Attendu enfin que Lagoupille ne nie point s'être livré sur la personne du limonadier Alfred à la voie de fait qui est l'objet de la poursuite; qu'il semble venir, de lui-même, se placer sous le coup de la loi, et qu'il y aurait lieu dès lors de lui faire application de l'article 311 du code pénal, ainsi conçu "Lorsque les coups et violences exercés n'auront occasionné aucune maladie, le coupable sera puni d'un emprisonnement de six jours à deux ans. "
M. Alfred (au comble de la joie.)
Deux ans de prison ! Deux ans de prison !
Le président
Mais d'autre part :
Considérant qu'Alfred ne justifie de l'acte de brutalité dont il aurait été victime, ni par un témoignage, ni par un procès-verbal, ni par un certificat de médecin ; que le juge ne saurait, sans contrevenir gravement à la procédure en usage, et notamment aux articles 15h, 155 et 189 du Code d'instruction criminelle, accueillir une réclamation dont le bien-fondé n'est établi que par les affirmations de l'intéressé.
Considérant d'ailleurs que si, en réalité, Alfred a reçu…
Lagoupille (à mi-voix.)
Un marron !
Le président
Un marron… Euh !… Je vais vous faire sortir, Lagoupille !… un coup de poing dans la figure, il n'a eu que ce qu'il méritait, ayant par des provocations, ainsi qu'il l'a reconnu lui-même, contraint et forcé Lagoupille à user de son droit de légitime défense.
Lagoupille (à mi-voix.)
Très bien !
Le président
Attendu qu'il argue en vain du refus opposé par Lagoupille à ses invitations d'avoir à quitter sur l'heure le café du "Pied qui remue…" ; qu'en effet, aux termes de nombreux jugements confirmés par autant d'arrêts de cours d'appel, un café étant un lieu public, pleine et entière liberté est laissée à tout un chacun, non seulement d'y pénétrer, mais encore d'y séjourner aussi longuement qu'il juge à propos, à charge par lui, bien entendu, de n'y faire aucun scandale.
Lagoupille (à mi-voix.)
Très bien !
Le président
Considérant qu'en l'espèce, Lagoupille, en aucune circonstance, ne semble avoir scandalisé la moralité des clients du café du "Pied qui remue", soit par l'inconvenance de ses gestes, soit par la licence de ses propos, soit par l'exhibition publique des intimités de son individu; que par conséquent, en tentant de l'expulser de force, Alfred a outrepassé les pouvoirs que lui confèrent la jurisprudence et les règlements de police ;
Pour ces motifs Acquitte Lagoupille.
Lagoupille
Très bien !
Le président
Déclare M. Alfred : mal fondé en sa plainte, l'en déboute, et le condamne aux dépenses. L'audience est levée.
(FIN)