Une maison de poupée

Henrik Ibsen

Répliques des personnages

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NORA 572
HELMER 276
KROGSTAD 129
RANK 102

Une maison de poupée

Drame Pièce de théâtre

PERSONNAGES

TORVALD HELMER, avocat.
NORA, sa femme.
LE DOCTEUR RANK.
Mme KRISTINE LINDE.
KROGSTAD, avocat.
Les trois petits enfants des HELMER.
ANNE-MARIE, bonne d'enfants chez les HELMER.
HELENE, bonne chez les HELMER.
Un commissionnaire.

ACTE PREMIER

NORA (233) - LE COMMISSIONNAIRE (1) - HELMER (78) - LA BONNE (7) - MADAME LINDE (87) - KROGSTAD (57) - RANK (21) - LES ENFANTS (3) - ANNE-MARIE (2)
L'action se passe chez les HELMER.

Un salon confortable et meublé avec goût, mais sans luxe. Dans le fond à droite, la porte de l'antichambre. Dans le fond à gauche, celle du cabinet de travail de HELMER. Entre ces deux portes, un piano. Du côté gauche, une porte et, plus en avant, une fenêtre. Près de la fenêtre, une table ronde, un fauteuil et un petit canapé. Du côté droit, un peu en arrière, une porte, et, sur le premier plan, une cheminée, devant laquelle sont placés quelques fauteuils et une chaise à bascule. Entre la cheminée et la porte, une petite table. Des gravures sur les murs. Une étagère garnie de porcelaines et autres objets d'art. Une petite armoire remplie de livres richement reliés. Le plancher est couvert d'un tapis. Feu dans la cheminée. Journée d'hiver.

On entend le bruit d'une sonnette dans l'antichambre ; un instant après la porte s'ouvre. Nora fait son entrée en fredonnant gaiement. Elle est en chapeau et en manteau et porte plusieurs paquets qu'elle dépose sur la table à droite. Elle laisse ouverte la porte de l'antichambre, où l'on voit un commissionnaire qui porte un arbre de Noël et un panier. Il les remet à la bonne qui a ouvert la porte.

NORA
Cache bien l'arbre de Noël, Hélène. Il ne faut pas que les enfants le voient avant ce soir quand il sera garni. (Au commissionnaire, en sortant son porte-monnaie) Combien ?

LE COMMISSIONNAIRE
Cinquante centimes.

NORA
Voici une couronne. C'est bien, le reste est pour vous.
(Le commissionnaire salue et sort. NORA ferme la porte. Elle continue à sourire gaiement en étant son chapeau et son manteau. Elle sort de sa poche un cornet de macarons, en mange deux ou trois, puis s'avance sur la pointe des pieds et écoute à la. porte du bureau de son mari.)

NORA
Ah ! il est chez lui.
(Elle e remet à fredonner et s'avance vers la table à droite.)

HELMER (de son bureau)
C'est l'alouette qui chante ?

NORA (tout en ouvrant quelques paquets)
Oui !

HELMER
C'est l'écureuil qui s'agite ?

NORA
Oui !

HELMER
Quand l'écureuil est-il rentré ?

NORA
À l'instant. (Elle remet le sac de macarons dans sa poche et s'essuie la bouche.) Viens ici, Torvald, voir ce que j'ai acheté.

HELMER
Ne me dérange pas. (Peu après il ouvre la porte et, la plume à la main, jette un coup d'œil dans le salon.) Acheté, tu dis ? Tout cela ? Le petit étourneau a-t-il de nouveau trouvé moyen de dépenser un tas d'argent ?

NORA
Mais oui, Torvald, cette année nous pouvons bien faire un peu plus de dépenses. C'est le premier Noël où nous ne sommes pas forcés d'économiser.

HELMER
Oui… mais nous ne devons pas être prodigues.

NORA
Si, Torvald, un peu, un tout petit peu, n'est-ce pas ? Maintenant que tu toucheras un gros traitement et que tu gagneras beaucoup, beaucoup d'argent.

HELMER
Oui, à partir de la nouvelle année ; il faudra attendre un trimestre avant que je touche quoi que ce soit.

NORA
Qu'est-ce que cela fait ? En attendant nous pouvons emprunter.

HELMER
Nora ! (Il s'approche d'elle et lui tire l'oreille en badinant.) Toujours aussi légère. Admets que j'emprunte aujourd'hui mille couronnes, que tu les dépenses pendant les fêtes de Noël, que la veille du nouvel an il me tombe une tuile sur la tête et que…

NORA (lui mettant la main sur la bouche)
Tais-toi ; ne parle pas ainsi.

HELMER
Admets pourtant que cela arrive… alors ?

NORA
Si une pareille chose arrivait… cela me serait vraiment bien égal d'avoir des dettes ou non.

HELMER
Et les gens qui m'auraient prêté l'argent ?

NORA
Ces gens-là ? Qui pense à eux ! Ce sont des étrangers.

HELMER
Nora, Nora, tu es une vraie femme… Sérieusement, Nora, tu connais mes idées à ce sujet. Pas de dettes ; jamais d'emprunt. Il s'introduit une sorte d'esclavage, quelque chose de laid dans toute maison fondée sur des dettes et des emprunts. Nous avons tous les deux tenu bon jusqu'à présent et nous continuerons à le faire durant le peu de temps d'épreuves qui nous reste.

NORA (se rapprochant de la cheminée)
C'est bien ; comme tu voudras, Torvald.

HELMER (la suivant)
Allons, allons, l'alouette ne doit pas traîner l'aile. Quoi ? Ne voilà-t-il pas le petit écureuil qui boude ? (Il ouvre son porte-monnaie.) Nora, que crois-tu que j'aie là-dedans ?

NORA (se retournant vivement)
De l'argent.

HELMER
Tiens. (Il lui tend quelques billets.) Mon Dieu ! je comprends qu'il y ait beaucoup de dépenses dans un ménage aux environs de Noël.

NORA (comptant)
Dix, vingt, trente, quarante. Merci, Torvald. J'irai loin avec cela.

HELMER
Hé ! il le faudra bien.

NORA
Je n'y manquerai pas, tu peux y compter. Mais viens ici. Je vais te montrer tout ce que j'ai acheté, et si bon marché ! Tiens, voici de nouveaux habits pour Ivar et un sabre. Voici un cheval avec une trompette pour Bob et une poupée avec un lit pour Emmy. Tout ce qu'il y a de plus ordinaire ; elle les abîme si vite. Et voici des fichus et des étoffes pour les bonnes. La vieille Anne-Marie mériterait bien plus que cela.

HELMER
Et ce paquet-là, que contient-il ?

NORA (poussant un petit cri)
Non, Torvald, tu ne verras cela que ce soir.

HELMER
Bien, bien. Mais dis-moi, petite gaspilleuse, qu'est-ce qui te plairait à toi-même ?

NORA
Bah ! Est-ce que je me soucie de quelque chose, moi ?

HELMER
Je le croirais volontiers. Dis-moi quelque chose de raisonnable qui te tente.

NORA
Eh bien ! je ne sais vraiment pas. Ou plutôt, écoute, Torvald…

HELMER
Voyons.

NORA (jouant avec les boutons de son veston sans le regarder)
Si tu voulais me donner quelque chose tu pourrais… tu pourrais…

HELMER
Voyons.

NORA (d'un trait)
Tu pourrais me donner de l'argent, Torvald. Oh ! rien qu'une petite somme, ce dont tu peux disposer ; un de ces jours je m'achèterais quelque chose avec cela.

HELMER
Mais, Nora…

NORA
Oh que oui ! tu feras cela, cher Torvald. Je t'en supplie. Je suspendrai l'argent à l'arbre dans une belle enveloppe de papier doré. Ne serait-ce pas drôle ?

HELMER
Comment s'appelle l'oiseau qui gaspille sans cesse ?

NORA
Oui, oui, un étourneau, je sais bien. Mais fais comme je te le dis, Torvald ; cela me donnera le temps de réfléchir à quelque chose d'utile. N'est-ce pas raisonnable, dis ?

HELMER (souriant)
Oui, si tu savais employer l'argent que je te donne, et vraiment acheter quelque chose, mais il disparaît dans le ménage et passe dans mille riens ; après quoi, je dois encore débourser.

NORA
Vraiment, Torvald…

HELMER
Eh oui ! ma chère petite Nora. (Il lui entoure la taille.) L'étourneau est gentil, mais il lui faut tant d'argent. C'est incroyable ce qu'il en coûte à un homme de posséder un étourneau !

NORA
Allons, comment peux-tu dire cela ? J'épargne vraiment autant que je peux.

HELMER (riant)
Oh ! pour cela oui. Autant que tu peux, mais tu ne peux pas du tout.

NORA (fredonnant et souriant gaiement)
Si tu savais seulement, Torvald, combien nous autres, alouettes et écureuils, nous avons de dépenses !

HELMER
Tu es une singulière petite personne. Absolument comme ton père. Tu as mille ressources pour te procurer de l'argent, mais, aussitôt que tu l'as, il te coule entre les doigts ; tu ne sais jamais ce qu'il devient. Enfin, il faut te prendre comme tu es. C'est dans le sang. Oui, Nora, ces choses-là sont certainement héréditaires.

NORA
Je voudrais avoir hérité de bien des qualités de papa.

HELMER
Et moi je te veux absolument telle que tu es, mon alouette chérie. Mais écoute ; une idée me vient : tu as aujourd'hui un air, comment dire ?… un air un peu louche…

NORA
Moi ?

HELMER
Oui, toi. Regarde-moi bien dans les yeux.
(NORA le regarde.)

HELMER (la menaçant du doigt)
La petite gourmande n'aurait-elle pas fait quelque escapade en ville ?

NORA
Non, pourquoi dis-tu cela ?

HELMER
La petite gourmande n'a vraiment pas mis le nez dans la confiserie ?

NORA
Non, je t'assure, Torvald.

HELMER
Pas un soupçon de confitures ?

NORA
Pas du tout.

HELMER
Pas grignoté un ou deux macarons ?

NORA
Non, Torvald, je t'assure que non.

HELMER
Allons, allons, je plaisante.

NORA (s'approchant de la table à droite)
L'idée ne me viendrait pas de faire quelque chose qui te déplaise.

HELMER
Non, je le sais bien. Ne m'as-tu pas donné ta parole ?… (Il se rapproche de NORA.) Allons, garde tes petits mystères de Noël pour toi, ma Nora chérie, ils seront démasqués ce soir quand on aura allumé l'arbre.

NORA
As-tu songé à inviter le docteur Rank à dîner ?

HELMER
Non, mais c'est inutile ; cela va de soi. D'ailleurs je l'inviterai tout à l'heure quand il viendra. J'ai commandé du bon vin. Nora, tu ne peux pas t'imaginer quelle fête je me fais de cette soirée.

NORA
Moi aussi. Comme les enfants vont être heureux, Torvald !

HELMER
Ah ! ça fait du bien de penser qu'on est arrivé à une situation stable, assurée, qu'on est largement pourvu. N'est-il pas vrai ? C'est un grand bonheur que d'y songer.

NORA
Oh ! c'est merveilleux.

HELMER
Tu te rappelles Noël dernier ? Trois semaines d'avance, tu t'enfermais tous les soirs jusqu'à minuit bien passé pour confectionner des fleurs pour l'arbre de Noël et nous faire mille autres surprises… Ouf! c'est l'époque la plus ennuyeuse dont je me souvienne.

NORA
Je ne m'ennuyais pas du tout, moi.

HELMER (souriant)
Mais le résultat a été assez piteux, Nora.

NORA
Bon ! tu vas me taquiner encore à ce sujet ? Est-ce ma faute si le chat est entré et a tout mis en pièces ?

HELMER
Mais non, ma petite Nora, ce n'est certes pas ta faute. Tu voulais vraiment nous faire plaisir à tous, c'est l'essentiel. Pourtant c'est bien bon que ces temps difficiles soient passés.

NORA
Oui ; je n'en reviens pas encore.

HELMER
Maintenant je ne m'inquiéterai plus dans mon coin, et toi, tu n'auras plus besoin d'abîmer tes chers yeux et tes jolies petites mains.

NORA (battant des mains)
Non, n'est-ce pas, Torvald ? Dieu, quel bonheur ! (Elle passe son bras sous celui de son mari.) Maintenant je vais te raconter comment j'ai pensé à nous arranger, Noël une fois passé… (On sonne.) On sonne. (Elle range les fauteuils du salon.) Quelqu'un vient. Quel ennui.

HELMER
Si c'est une visite, souviens-toi que je n'y suis pour personne.

LA BONNE (à la porte d'entrée)
Madame, une dame vous demande…

NORA
Faites entrer.

LA BONNE (à HELMER)
Le docteur est entré en même temps.

HELMER
Il est passé dans mon cabinet ?

LA BONNE
Oui, monsieur.
(HELMER entre dans son bureau. La bonne fait entrer Mme Linde qui est en costume de voyage, puis elle ferme la porte.)

MADAME LINDE (timidement, avec quelque hésitation)
Bonjour, Nora.

NORA (indécise)
Bonjour…

MADAME LINDE
Tu ne me reconnais pas ?

NORA
En effet… je ne sais pas… mais oui, il me semble… (S'écriant.) Kristine ! C'est toi ?

MADAME LINDE
Oui, c'est bien moi.

NORA
Kristine ! Moi qui ne te reconnaissais pas ! Mais comment l'aurais-je pu?… (Plus bas.) Comme tu es changée, Kristine.

MADAME LINDE
C'est certain. Depuis neuf… dix longues années…

NORA
Y a-t-il vraiment si longtemps que nous ne nous sommes vues ? Mais oui, c'est bien cela. Oh ! ces huit dernières années, quelle époque heureuse, si tu savais ! Et te voilà en ville ? Tu as fait ce long voyage en plein hiver. C'est bien courageux à toi.

MADAME LINDE
Je suis arrivée avec le bateau, ce matin.

NORA
Pour passer les fêtes de Noël, naturellement. Quelle joie ! Nous allons bien nous amuser ! Mais ôte donc ton manteau. Tu n'as pas froid, n'est-ce pas ? (Elle l'aide.) Voilà ; maintenant nous allons nous asseoir commodément devant la cheminée. Non, mets-toi dans ce fauteuil ; moi, je prends la chaise à bascule, c'est ma place. (Elle lui saisit les mains.) Voilà que maintenant je te reconnais… ce n'est qu'au premier instant… Pourtant tu as un peu pâli, Kristine… et un peu maigri aussi.

MADAME LINDE
Et beaucoup, beaucoup vieilli, Nora.

NORA
Oui, un peu, un tout petit peu peut-être… mais pas beaucoup. (Elle s'arrête tout à coup, puis d'une voix sérieuse.) Oh ! quelle folle je suis, je reste là à babiller… Ma chère, ma bonne Kristine, peux-tu me pardonner ?

MADAME LINDE
Que veux-tu dire, Nora ?

NORA (doucement)
Pauvre Kristine, tu es veuve.

MADAME LINDE
Oui, depuis trois ans.

NORA
Je le savais ; je l'avais lu dans les journaux. Oh ! Kristine, tu peux me croire, j'ai souvent pensé à t'écrire à cette époque… seulement je remettais la lettre de jour en jour et puis il survenait quelque empêchement.

MADAME LINDE
Je me rends si bien compte de cela.

NORA
Non, Kristine, cela a été bien mal à moi. Pauvre amie, par quelles épreuves tu as dû passer ! Il ne t'a pas laissé de quoi vivre ?

MADAME LINDE
Non.

NORA
Et pas d'enfants ?

MADAME LINDE
Non plus.

NORA
Rien du tout, alors.

MADAME LINDE
Pas même un deuil au cœur, un de ces regrets qui occupent.

NORA (la regardant incrédule.)
Voyons, Kristine, comment est-ce possible ?

MADAME LINDE (souriant amèrement et lui passant la main sur les cheveux.)
Cela arrive quelquefois, Nora.

NORA
Seule au monde. Comme cela doit te peser ! Moi, j'ai trois jolis enfants. Tu ne peux pas les voir pour le moment. Ils sont sortis avec leur bonne. Maintenant tu vas tout me raconter.

MADAME LINDE
Plus tard, commence d'abord.

NORA
Non, à toi de parler. Aujourd'hui je ne veux pas être égoïste… je ne veux penser qu'à toi. Il y a pourtant une chose qu'il faut que je te dise. Sais-tu le grand bonheur qui nous est arrivé ces jours-ci ?

MADAME LINDE
Non, qu'est-ce que c'est ?

NORA
Songe donc, mon mari a été nommé directeur de la banque.

MADAME LINDE
Ton mari ? Oh ! quelle chance !

NORA
N'est-ce pas ? C'est si précaire d'être avocat, surtout quand on ne veut se charger que de bonnes et belles causes. Et c'était là, naturellement, le cas de Torvald, en quoi je l'approuve entièrement. Tu penses si nous sommes heureux ! Il doit occuper son poste dès le début de l'année et alors il aura un bon traitement et de nombreuses gratifications. Avec cela nous vivrons tout autrement qu'avant… absolument à notre guise. Oh ! Kristine, que je me sens heureuse et le cœur léger. C'est délicieux en vérité d'avoir beaucoup d'argent et de ne pas avoir de soucis à se faire. N'est-ce pas ?

MADAME LINDE
Certainement ! En tout cas cela doit être bien bon d'avoir le nécessaire.

NORA
Non, pas seulement le nécessaire, mais beaucoup, beaucoup d'argent.

MADAME LINDE (souriant)
Nora, Nora, à ton âge, tu n'es pas encore raisonnable? À l'école tu étais une grande gaspilleuse.

NORA (souriant doucement)
Torvald prétend que je le suis encore. Mais (menaçant du doigt) "Nora, Nora" n'est pas si folle que vous le pensez. Ah ! je n'ai vraiment pas eu grand-chose à gaspiller jusqu'à présent. Il nous a fallu travailler tous les deux.

MADAME LINDE
Toi aussi ?

NORA
Oui. De petites choses, des ouvrages à la main, du crochet, de la broderie, etc.
(changeant de ton) et autre chose encore. Tu sais que Torvald a quitté le ministère quand nous nous sommes mariés. Il n'avait pas d'avancement à espérer dans son bureau et il lui fallait gagner plus d'argent qu'avant. Mais la première année il s'est terriblement surmené. Tu comprends, il devait chercher toutes sortes d'occupations supplémentaires et travailler du matin au soir. Ce fut au-dessus de ses forces, et il tomba gravement malade. Alors les médecins déclarèrent qu'il devait aller dans le Midi.

MADAME LINDE
C'est vrai ; vous êtes restés un an en Italie.

NORA
Oui. Cela ne fut pas facile de partir, comme tu peux bien le penser… Ivar venait de naître. Mais, bien entendu, il le fallait. Oh ! cela a été merveilleusement beau, ce voyage ! Et il a sauvé la vie à Torvald. Mais ce qu'il a coûté d'argent, Kristine !

MADAME LINDE
Je puis me le figurer.

NORA
Douze cents écus. Quatre mille huit cents couronnes. C'est de l'argent cela !

MADAME LINDE
Oui, et dans un cas pareil c'est un grand bonheur que d'en avoir.

NORA
Je vais te dire : c'est papa qui nous l'a donné.

MADAME LINDE
Ah bien ! C'était juste à l'époque où ton père est mort, il me semble.

NORA
Oui, Kristine, juste à cette époque. Et, pense donc, je n'ai pas pu aller le soigner. J'attendais tous les jours la naissance du petit Ivar et mon pauvre Torvald, mourant, qui avait besoin de mes soins ! Ce bon, cher papa ! Je ne l'ai jamais revu. Oh! c'est ce que j'ai eu de plus cruel à supporter depuis mon mariage.

MADAME LINDE
Tu l'aimais beaucoup, je le sais. Ainsi vous êtes partis pour l'Italie ?

NORA
Oui. Nous avions l'argent, et les médecins nous pressaient. Nous sommes partis au bout d'un mois.

MADAME LINDE
Et ton mari est revenu entièrement remis ?

NORA
Il se portait comme un charme.

MADAME LINDE
Et… ce médecin ?

NORA
Que veux-tu dire ?

MADAME LINDE
Je me souviens que la bonne a annoncé un docteur en faisant entrer un monsieur en même temps que moi.

NORA
Le docteur Rank, oui. Il ne vient pas en médecin. C'est notre meilleur ami : il vient nous voir au moins une fois par jour. Non, Torvald n'a pas eu une heure d'indisposition depuis lors. Les enfants aussi sont frais et bien portants, et moi de même. (Elle se lève d'un bond et frappe des mains.) Mon Dieu, mon Dieu, Kristine, que c'est donc bon et délicieux de vivre et d'être heureux !… Ah ! mais je suis affreuse… je ne parle que de mes propres affaires. (Elle s'assied sur un tabouret à côté de Kristine et s'appuie sur ses genoux.) Tu ne m'en veux pas ? Dis-moi, est-ce bien vrai que tu n'aimais pas ton mari ? Pourquoi l'as-tu épousé dans ce cas ?

MADAME LINDE
Ma mère était encore en vie, malade et sans soutien. Puis j'avais mes deux petits frères à ma charge. Je ne me suis pas cru en droit de refuser sa demande.

NORA
Non, non, je suis sûre que tu as eu raison. Il était donc riche à cette époque ?

MADAME LINDE
Il était, je crois, très à son aise. Mais c'était une fortune mal équilibrée. A sa mort tout a fondu, il n'est rien resté.

NORA
Alors ?…

MADAME LINDE
J'ai dû me tirer d'affaire à l'aide d'un petit négoce, d'une petite école que j'ai dirigée, et de ce que j'ai pu trouver. Les trois dernières années n'ont été pour moi qu'une longue journée de travail sans repos. Maintenant elle est finie, Nora. Ma pauvre mère n'a plus besoin de moi : elle s'en est allée ; les garçons non plus : ils sont en état de subvenir eux-mêmes à leurs besoins.

NORA
Comme tu dois te sentir soulagée !

MADAME LINDE
Non, Nora : je ne sens qu'un vide insupportable. Plus personne pour qui se dévouer. (Elle se lève, inquiète.) Aussi n'ai-je pas pu tenir là-bas, dans ce coin perdu. Cela doit être plus facile ici de s'absorber dans une occupation, de distraire ses pensées. Si je pouvais seulement être assez heureuse pour trouver une place, du travail de bureau…

NORA
Y songes-tu ? C'est si fatigant et tu as tant besoin de repos. Tu ferais mieux d'aller aux eaux.

MADAME LINDE (s'approchant de la fenêtre)
Je n'ai pas de papa, moi, pour me payer le voyage.

NORA (se levant)
Allons ! ne sois pas fâchée.

MADAME LINDE
C'est toi, chère Nora, qui ne dois pas m'en vouloir. Ce qu'il y a de pire dans une situation comme la mienne, c'est qu'on devient si aigri. On n'a personne pour qui travailler et cependant on doit chercher, se dépenser de tous côtés : ne faut-il pas vivre ? Alors on devient égoïste. Que te dirai-je ? Quand tu m'as fait part de l'heureuse tournure de vos affaires, je m'en suis encore plus réjouie pour moi-même que pour toi.

NORA
Comment cela ?… Ah ! oui… je comprends. Tu t'es dit que Torvald pourra t'être utile ?

MADAME LINDE
Oui, je l'ai pensé.

NORA
Il le sera, Kristine. Je vais préparer le terrain bien délicatement, trouver quelque chose de gentil qui rendra Torvald bien disposé. Oh ! je tiens tant à te rendre service.

MADAME LINDE
Comme c'est gentil à toi, Nora, de montrer tant d'empressement… doublement gentil de ta part à toi qui connais si peu les misères et les désagréments de la vie.

NORA
Moi ?… Tu crois cela ?

MADAME LINDE (souriant)
Mon Dieu, de petits ouvrages à la main, et des babioles de ce genre… Tu es une enfant, Nora.

NORA (hochant la tète et traversant la scène)
N'en parle pas si légèrement.

MADAME LINDE
Vraiment ?

NORA
Tu es comme les autres. Vous croyez tous que je ne suis bonne à rien de sérieux…

MADAME LINDE
Allons, allons…

NORA
Que je n'ai aucune expérience du côté pénible de la vie.

MADAME LINDE
Mais, ma chère Nora, tu viens de me raconter toutes tes difficultés.

NORA
Bah !… ces bagatelles !… (A voix basse.) Je ne t'ai pas raconté le principal.

MADAME LINDE
Que veux-tu dire ?

NORA
Tu me traites de haut, Kristine, mais tu ne devrais pas le faire. Tu es fière d'avoir tant et si longtemps travaillé pour ta mère.

MADAME LINDE
Je ne traite personne de haut. Mais c'est vrai que je suis heureuse et fière en songeant que, grâce à moi, les derniers jours de ma mère ont été tranquilles.

NORA
Et tu es fière aussi en songeant à ce que tu as fait pour tes frères.

MADAME LINDE
Il me semble que j'aie le droit de l'être.

NORA
C'est bien ce que je pense. Maintenant je vais te raconter quelque chose, Kristine. Moi aussi j'ai un sujet de joie et d'orgueil.

MADAME LINDE
Je n'en doute pas. Mais comment l'entends-tu ?

NORA
Parle plus bas. Pense donc, si Torvald nous entendait. Pour rien au monde je ne voudrais qu'il… Personne ne doit le savoir, personne au monde, excepté toi, Kristine.

MADAME LINDE
Mais qu'est-ce donc ?

NORA
Viens plus près. (L'attirant près d'elle sur le canapé.) Oui… écoute… moi aussi je puis être fière et heureuse. C'est moi qui ai sauvé la vie de Torvald.

MADAME LINDE
Sauvé ?… Comment sauvé ?

NORA
Je t'ai parlé, n'est-ce pas, du voyage en Italie ? Torvald n'aurait pas vécu s'il n'avait pas pu aller dans le Midi…

MADAME LINDE
Eh bien ; ton père vous a donné l'argent nécessaire.

NORA
Oui, c'est ce que croient Torvald et tout le monde ; mais…

MADAME LINDE
Mais ?…

NORA
Papa ne nous a pas donné un centime. C'est moi qui ai procuré l'argent.

MADAME LINDE
Toi ? Une si grande somme ?…

NORA
Douze cents écus. Quatre mille huit cents couronnes. Qu'en dis-tu ?

MADAME LINDE
Mais, Nora, comment as-tu fait cela ?… Avais-tu gagné à la loterie ?

NORA (d'un ton de mépris)
À la loterie ? (Avec un geste de dédain.) Quel mérite y aurait-il en cela ?

MADAME LINDE
Mais dans ce cas, où les as-tu pris ?

NORA (souriant mystérieusement et fredonnant)
Hem ; tra la la!

MADAME LINDE
Tu n'aurais jamais pu les emprunter.

NORA
Pourquoi cela ?

MADAME LINDE
Parce qu'une femme mariée ne peut pas emprunter sans le consentement de son mari.

NORA (hochant la tête)
Oh ! quand il s'agit d'une femme un peu pratique… une femme qui sait s'y prendre adroitement…

MADAME LINDE
Nora, je n'y suis pas du tout.

NORA
Tu n'as pas besoin de comprendre. Il n'est pas dit que j'aie emprunté cet argent. J'ai pu me le procurer d'une autre façon. (Elle se jette sur le sofa.) J'ai pu l'avoir reçu d'un adorateur, quoi ? Avec mes attraits…

MADAME LINDE
Folle que tu es !

NORA
Avoue que tu es terriblement curieuse.

MADAME LINDE
Dis-moi, chère Nora, n'as-tu pas agi à l'étourdie ?

NORA (se redressant)
Est-ce une étourderie que de sauver la vie à son mari ?

MADAME LINDE
Ce que je crois une étourderie c'est qu'à son insu…

NORA
Mais, justement il ne devait pas savoir ! Mon Dieu, ne comprends-tu donc pas ? Il ne devait pas connaître la gravité de son état. C'est à moi que les médecins sont venus dire que sa vie était en danger, qu'il n'y avait qu'un séjour dans le Midi qui pouvait le sauver. Crois-tu que je n'aie pas essayé de ruser ? Je lui disais combien je serais heureuse d'aller voyager à l'étranger comme les autres jeunes femmes ; je pleurais, je suppliais et je lui disais qu'il devait bien songer à la position dans laquelle j'étais et se plier à mon désir ; enfin je donnai à entendre qu'il pourrait bien contracter un emprunt. Mais alors, Kristine, il fut tout près de s'emporter. Il me dit que j'étais une étourdie et que c'était son devoir de mari de ne pas obéir à mes fantaisies et à mes caprices. "Bon, bon, pensai-je, on le sauvera, coûte que coûte." C'est alors que je trouvai un expédient.

MADAME LINDE
Et ton mari n'a pas appris par ton père que l'argent ne venait pas de lui ?

NORA
Jamais. Papa est mort quelques jours après. J'avais pensé tout lui révéler en lui demandant de ne pas me trahir, mais il allait si mal… Hélas ! je n'ai pas eu à faire cette démarche.

MADAME LINDE
Et depuis tu ne t'en es jamais confessée à ton mari ?

NORA
Non ! Grand Dieu ! A quoi penses-tu ? Lui, si sévère sur ce point ! Et puis… Torvald, avec son amour-propre d'homme, comme cela lui serait pénible ! Quelle humiliation que d'apprendre qu'il me devait quelque chose ! Cela aurait bouleversé tous nos rapports ; notre doux ménage, si heureux, ne serait plus ce qu'il est.

MADAME LINDE
Tu ne lui en parleras jamais ?

NORA (réfléchissant et souriant à demi)
Si… peut-être avec le temps ; après de longues, longues années, quand je ne serai plus aussi jolie qu'à présent. Ne ris pas ! Je veux dire : quand Torvald ne m'aimera plus autant, quand il n'aura plus de plaisir à me voir danser, me travestir et chanter pour lui. Alors, il sera bon peut-être d'avoir sur quoi se rabattre… (S'interrompant.) Bah ! ce jour ne viendra jamais !… Eh bien, Kristine, mon grand secret, qu'en dis-tu ? Moi aussi je suis bonne à quelque chose… Tu peux croire que cette affaire m'a causé beaucoup de soucis. Il ne m'a pas été facile, en vérité, de m'exécuter à date fixe. Je vais te dire, il y a dans les affaires une chose qu'on appelle le trimestre et une autre : l'amortissement, et tout cela est terriblement difficile à arranger. J'ai dû économiser un peu sur tout. Sur le ménage je n'ai pu rogner que peu de chose ; il fallait que Torvald vive commodément. Les enfants non plus ne pouvaient pas être mal habillés. Tout ce que je recevais pour eux me semblait leur revenir. Les chers petits anges !

MADAME LINDE
C'est donc sur tes dépenses personnelles que tu as dû prélever tout cela, pauvre Nora !

NORA
Naturellement. Du reste, ce n'était que justice. Chaque fois que Torvald me donnait de l'argent pour ma toilette, je ne dépensais que la moitié ; j'achetais toujours ce qu'il y avait de moins cher. Il est bien heureux, vraiment, que tout me sied, en sorte que Torvald n'a rien remarqué. Cependant quelquefois cela me paraît dur, Kristine, c'est si doux d'être élégante ! N'est-ce pas ?

MADAME LINDE
Je crois bien.

NORA
J'ai encore d'autres revenus. L'hiver dernier j'ai eu la chance de trouver beaucoup de travaux de copie. Alors, je m'enfermais et j'écrivais bien avant dans la nuit. Oh ! souvent j'étais fatiguée, fatiguée ! Pourtant, c'était bien amusant de travailler pour gagner de l'argent. Il me semblait presque que j'étais un homme.

MADAME LINDE
Combien as-tu pu payer de la sorte ?

NORA
Je ne saurais te le dire au juste. Il est très difficile, vois-tu, de se débrouiller dans ces sortes d'affaires. Je sais seulement que j'ai payé tout ce que j'ai pu. Souvent je ne savais plus où donner de la tête. (Elle sourit.) Alors je m'imaginais qu'un vieux monsieur très riche était tombé amoureux de moi…

MADAME LINDE
Quoi ? Quel monsieur ?

NORA
Des bêtises !… qu'il mourait, et qu'en ouvrant son testament, on voyait écrit en grandes lettres : "Tout mon argent revient à la charmante Mme Nora Helmer et lui sera versé sur-lechamp."

MADAME LINDE
Mais, chère Nora… quel est ce monsieur ?

NORA
Mon Dieu ! ne comprends-tu donc pas ? Le vieux monsieur n'existe pas, c'est seulement une idée qui me revenait sans cesse quand je ne voyais aucun moyen pour me procurer de l'argent. Du reste, c'est bien indifférent maintenant. Le vieux bonhomme peut être où bon lui semble, je ne me soucie ni de lui, ni de son testament, car je suis tranquille à l'heure qu'il est.
(Elle se lève vivement.) Oh ! mon Dieu, quel bonheur que d'y penser, Kristine ! Tranquille ! Pouvoir être tranquille, tout à fait tranquille, jouer avec les enfants, arranger sa maison gentiment, avec goût, comme Torvald veut l'avoir. Puis viendra le printemps et le beau ciel bleu ! Peut-être pourrons-nous alors voyager un peu. Revoir la mer ! Oh ! que c'est donc adorable de vivre et d'être heureuse !
(On sonne.)

MADAME LINDE (se levant)
On sonne. Je dois partir peut-être ?

NORA
Non, reste ; il ne viendra personne ; c'est probablement pour Torvald…

LA BONNE
Pardon, madame… il y a un monsieur qui veut parler à l'avocat…

NORA
Au directeur, veux-tu dire.

LA BONNE
Au directeur, oui ; mais comme le docteur est là… je ne savais pas…

NORA
Qui est ce monsieur ?

KROGSTAD (apparaissant)
C'est moi, madame.
(Mme Linde tressaille, se trouble et se tourne vers la fenêtre.)

NORA (fait un pas vers lui et, troublée, dit à mi-voix.)
Vous ? Qu'y a-t-il ? Que voulez-vous dire à mon mari ?

KROGSTAD
C'est au sujet de la banque. J'ai là un petit emploi, et j'entends dire que votre mari va devenir notre chef…

NORA
C'est vrai…

KROGSTAD
Rien que des affaires ennuyeuses, madame, pas autre chose.

NORA
Donnez-vous alors la peine d'entrer au bureau.
(Elle le salue négligemment, en refermant la porte de l'antichambre, puis elle se dirige vers la cheminée.)

MADAME LINDE
Nora… qui est cet homme ?

NORA
C'est l'avocat Krogstad.

MADAME LINDE
Ainsi c'était lui.

NORA
Tu le connais

MADAME LINDE
Je l'ai connu il y a bien des années. Il a été pendant quelque temps clerc de notaire près de chez nous.

NORA
Oui, c'est juste.

MADAME LINDE
Comme il est changé.

NORA
Il a été, je crois, très malheureux en ménage.

MADAME LINDE
Il est veuf maintenant, n'est-ce pas ?

NORA
Oui, avec un tas d'enfants. Bon, voilà que je me brûle.
(Elle recule sa chaise à bascule.)

MADAME LINDE
On dit qu'il s'occupe de toutes sortes d'affaires.

NORA
Vraiment ? C'est possible ; je n'en sais rien… Mais ne parlons pas d'affaires; c'est si ennuyeux.
(Le docteur RANK entre, venant du cabinet de HELMER.)

RANK (tenant la porte entrouverte)
Non, non ; je ne veux pas te déranger ; j'entrerai plutôt un instant chez ta femme. (Il ferme la porte et remarque la présence de Mme Linde.) Oh pardon ! Je dérange également ici.

NORA
Pas le moins du monde… (Faisant les présentations.) Le docteur Rank. Madame Linde.

RANK
Un nom qu'on entend souvent prononcer dans cette maison. Je crois vous avoir dépassé dans l'escalier, en venant.

MADAME LINDE
Oui, je monte difficilement les escaliers.

RANK
Ah ! vous êtes un peu souffrante ?

MADAME LINDE
Plutôt surmenée.

RANK
Pas autre chose ? Alors vous êtes probablement venue en ville pour vous reposer en courant les fêtes ?

MADAME LINDE
Je suis venue en ville pour chercher du travail.

RANK
Serait-ce là un remède efficace contre le surmenage ?

MADAME LINDE
Il faut bien vivre, docteur.

RANK
Oui, c'est une opinion générale : on trouve cela nécessaire.

NORA
Oh ! docteur, je suis sûre que vous-même vous tenez beaucoup à vivre.

RANK
Bien sûr, que j'y tiens. Misérable comme je suis, je veux absolument souffrir aussi longtemps que possible. Tous mes patients ont le même désir. Et c'est également l'avis de ceux qui ont le moral au plus bas. Juste en ce moment j'ai laissé l'un d'eux chez Helmer, un homme en traitement : il y a des hôpitaux pour ces malades-là.

MADAME LINDE (d'une voix sourde)
Ah !

NORA
Que voulez-vous dire ?

RANK
Oh, je parle de l'avocat Krogstad, un homme que vous ne connaissez pas. Il est corrompu jusqu'à la moelle. Eh bien ! lui aussi affirme comme une chose de la plus haute importance qu'il lui faut vivre.

NORA
Vraiment ? De quoi parlait-il avec Helmer ?

RANK
Je ne sais vraiment pas. J'ai seulement entendu que cela se rapportait à la banque.

NORA
Je ne savais pas que Krog… que ce monsieur Krogstad avait à faire avec la banque.

RANK
Mais si ; on lui a trouvé une sorte d'emploi. (S'adressant à MADAME LINDE.) Je ne sais si, chez vous aussi, il existe une espèce d'hommes qui s'évertuent à dénicher toute sorte de pourriture morale. Puis sitôt l'individu malade trouvé, ils l'installent en observation en lui procurant telle ou autre bonne place. Les bien portants n'ont qu'à rester dehors.

MADAME LINDE
Il faut bien avouer que ce sont surtout les malades qui ont besoin d'être soignés.

RANK (haussant les épaules)
Voilà. C'est une manière de voir qui change la société en hôpital.
(NORA, qui est restée absorbée dans ses propres pensées, se met à rire en battant des mains.)

RANK
Pourquoi riez-vous ? Savez-vous seulement ce que c'est que la société ?

NORA
Est-ce que je me soucie de votre assommante société ? Je riais d'autre chose… une chose si drôle. Dites-moi, docteur… tous ceux qui ont des emplois dans la banque dépendront à l'avenir de Torvald ?

RANK
C'est cela qui vous amuse tant ?

NORA (souriant et fredonnant)
Ne faites pas attention. (Elle rôde par le salon.) Oui, c'est si amusant, si incroyable que nous… que Torvald ait maintenant une telle influence et sur tant de monde. (Elle tire le cornet de sa poche.) Docteur, voulez-vous des macarons ?

RANK
Tiens, des macarons. Je croyais que c'était de la contrebande, ici.

NORA
Oui, mais ceux-ci, Kristine me les a donnés.

MADAME LINDE
Moi ?…

NORA
Allons, allons, ne t'effraye pas. Tu ne pouvais pas savoir que Torvald me l'a défendu. Je vais te dire : il craint pour mes dents. Mais bah !… une fois n'est pas coutume. N'est-ce pas, docteur ?… Tenez ! (Elle lui met un macaron dans la bouche.) Et toi aussi, Kristine. Quant à moi, j'en mangerai un tout petit… deux tout au plus. (Elle se remet à tourner dans le salon.) Me voilà démesurément heureuse. Il n'y a qu'une chose au monde dont j'ai encore une envie folle.

RANK
Voyons ! Qu'est-ce que c'est ?

NORA
C'est quelque chose que j'aurais une envie folle de dire devant Torvald.

RANK
Et pourquoi ne la diriez-vous pas ?

NORA
Je n'ose pas, c'est trop laid.

MADAME LINDE
Laid ?…

RANK
En effet, dans ce cas, il vaut mieux s'en abstenir, mais à nous vous pourriez… Qu'avez-vous si follement envie de dire devant Helmer ?

NORA
J'ai une si folle envie de dire : Sacrebleu !

RANK
Êtes-vous folle !

MADAME LINDE
Voyons, Nora…

RANK
Vous pouvez le dire ; le voici.

NORA (cachant les macarons)
Tst, tst, tst.
(HELMER sort de son bureau, un paletot sur le bras, le chapeau à la main.)

NORA (s'avançant vers lui)
Eh bien, cher Torvald, tu as réussi à t'en débarrasser ?

HELMER
Oui, il vient de partir.

NORA
Puis-je te présenter ?… C'est Kristine qui est venue en ville.

HELMER
Kristine ?… Pardonnez-moi, mais je ne sais vraiment pas…

NORA
Madame Linde, mon cher, Madame Kristine Linde.

HELMER
Ah ! très bien ! Probablement une amie d'enfance de ma femme ?

MADAME LINDE
Oui, nous nous sommes connues autrefois.

NORA
Et pense donc, elle a fait ce long voyage pour me parler.

HELMER
Comment cela ?

MADAME LINDE
Pas uniquement…

NORA
Vois-tu, Kristine est si adroite pour le travail de bureau, et puis elle meurt d'envie d'être sous les ordres d'un homme supérieur et d'acquérir encore plus d'expérience.

HELMER
C'est fort raisonnable à vous, madame.

NORA
Et alors, quand elle a appris que tu étais devenu directeur de la banque — une dépêche l'a annoncé —, elle s'est tout de suite mise en chemin… N'est-ce pas, Torvald ?… pour me faire plaisir, tu feras bien quelque chose pour Kristine, dis ?

HELMER
Ce n'est pas du tout impossible. Madame est probablement veuve ?

MADAME LINDE
Oui.

HELMER
Et vous avez l'habitude du travail de bureau ?

MADAME LINDE
Oui, assez.

HELMER
Alors, il est fort probable que je pourrai vous procurer une place…

NORA (battant des mains.)
Tu vois bien !

HELMER
Vous êtes venue au bon moment, madame.

MADAME LINDE
Comment vous remercier !

HELMER
Oh ! n'en parlons pas. (Il met son pardessus.) Mais aujourd'hui il faudra m'excuser…

RANK
Attends : je t'accompagne.
(Il va prendre sa fourrure dans l'antichambre et vient la chauffer devant la cheminée.)

NORA
Ne reste pas longtemps, Torvald.

HELMER
Une heure ; pas plus.

NORA
Tu pars aussi, Kristine ?

MADAME LINDE (mettant son manteau)
Il faut que j'aille à la recherche d'un logement.

HELMER
Nous pourrons faire un bout de chemin ensemble.

NORA (l'aidant)
C'est bien ennuyeux que nous demeurions si à l'étroit… il nous est vraiment impossible…

MADAME LINDE
À quoi penses-tu ? Au revoir, chère Nora, et merci.

NORA
Au revoir. Ce soir tu reviendras bien entendu. Et vous aussi, docteur. Comment ? Si vous allez assez bien. Qu'est-ce à dire ? Emmitouflez-vous seulement. (Ils sortent en causant par la porte d'entrée. On entend des voix d'enfants sur l'escalier.)

NORA
Les voici ! les voici !
(Elle court pour ouvrir. ANNE-MARIE entre avec les enfants.)

NORA
Entrez ; entrez ! (Elle se baisse et les embrasse.) Oh ! mes chers adorés ! Vois, Kristine ! Ne sont-ils pas gentils ?

RANK
Ne restez donc pas dans le courant d'air.
(Le docteur RANK, HELMER et Mme LINDE descendent l'escalier. ANNE-MARIE entre au salon avec les enfants. Nora rentre également après avoir fermé la porte.)

NORA
Comme vous avez l'air frais et gaillards ! Quelles belles joues rouges ! Comme des pommes et comme des roses. (Les enfants lui parlent tous à la fois pendant ce qui suit.) Vous êtes-vous tant amusés que cela ? C'est très bien. Vraiment ? tu as tiré le traîneau avec Emmy et Bob dessus. Pas possible ? Tous les deux ! Ah ! tu es un petit gaillard, Ivar. Oh ! laisse-la-moi un instant, Anne-Marie. Ma petite poupée chérie ! (Elle prend la cadette des enfants et danse avec elle.) Oui, oui, maman va danser avec Bob aussi. Comment ? Vous avez fait des boules de neige ? Oh ! que j'aurais voulu en être. Non, laisse-moi faire, Anne-Marie. Je veux les déshabiller moi-même. Laisse donc, c'est si amusant ! Entre là en attendant, tu as l'air toute gelée. Il y a du café chaud pour toi à la cuisine.
(La bonne d'enfants sort par la porte de gauche. NORA ôte les manteaux et les chapeaux des enfants et les éparpille au hasard. Les enfants continuent à parler.)

NORA
Pas possible ? Un grand chien a couru après vous ? Mais il ne mordait pas? Non, les chiens ne mordent pas de gentilles poupées comme vous. Ivar, faut pas regarder dans les paquets. Non, non, il y a quelque chose de vilain là-dedans. Quoi ? vous voulez jouer ? À quoi ? À cachecache ? Oui, jouons à cache-cache. Bob se cachera le premier. Moi ? Eh bien, ce sera moi !
(NORA et les enfants se mettent à jouer, criant et riant sur la scène et dans la chambre à coté. A la fin NORA se cache sous la table. Les enfants arrivent en ouragan, et la cherchent sans pouvoir la trouver. Ils entendent son rire étouffé, se précipitent vers la table, relèvent le tapis et l'aperçoivent. Cris de joie. Elle sort à quatre pattes comme pour les effrayer. Nouvelle explosion de joie. Pendant ce temps on a frappé à la porte d'entrée, sans que personne y ait fait attention. La porte s'entrouvre, on aperçoit KROGSTAD. Il attend un moment. Le jeu continue.)

KROGSTAD
Excusez-moi, madame Helmer…

NORA (pousse un cri et se relève à moitié.)
Que voulez-vous ici ?

KROGSTAD
Pardon, la porte d'entrée était entrouverte. Quelqu'un aura oublié de la fermer.

NORA (se relevant)
Mon mari n'est pas à la maison, monsieur Krogstad.

KROGSTAD
Je le sais.

NORA
Alors… que voulez-vous ?

KROGSTAD
Vous dire un mot.

NORA
À moi ?… (Bas aux enfants :) Allez chez Anne-Marie. Quoi ?… Non, le monsieur étranger ne veut pas faire de mal à maman. Quand il sera parti, nous nous remettrons à jouer.
(Elle conduit les enfants dans la chambre à gauche et referme la porte derrière eux.)

NORA (inquiète, agitée)
Vous voulez me parler ?

KROGSTAD
Oui, je le veux.

NORA
Aujourd'hui ?… Mais nous ne sommes pas encore au premier du mois…

KROGSTAD
Non, nous sommes à la veille de Noël. Il dépendra de vous que Noël vous apporte de la joie ou du chagrin.

NORA
Que désirez-vous ? Aujourd'hui, cela m'est vraiment impossible…

KROGSTAD
Jusqu'à nouvel ordre, nous ne parlerons pas de cela. C'est de tout autre chose qu'il s'agit. Vous pouvez m'accorder un instant ?

NORA
Oui, oui… bien que…

KROGSTAD
Bien. J'étais assis au restaurant Olsen et de là j'ai vu passer votre mari…

NORA
Ah !

KROGSTAD
… avec une dame.

NORA
Eh bien ?

KROGSTAD
Puis-je vous poser une question ? Cette dame était madame Linde, n'est-ce pas ?

NORA
Oui.

KROGSTAD
Elle vient d'arriver en ville ?

NORA
Oui, aujourd'hui même.

KROGSTAD
C'est une amie à vous ?

NORA
Oui… Mais je ne saisis pas…

KROGSTAD
Moi aussi, je l'ai connue autrefois.

NORA
Je le sais.

KROGSTAD
Vraiment ? Vous êtes au courant. Je le pensais bien. Permettez-moi alors de vous demander si madame Linde va avoir une place à la banque ?

NORA
Comment osez-vous m'interroger à ce sujet, monsieur Krogstad ? Vous, qui êtes le subordonné de mon mari ? Mais puisque vous me le demandez, je vais vous le dire. Oui, madame Linde aura une place à la banque. Et ce sera grâce à moi, monsieur Krogstad. Maintenant vous êtes au courant.

KROGSTAD
Ainsi j'avais deviné juste.

NORA (arpentant la scène)
Eh ! on a un peu d'influence, je pense. Quoique femme, il n'est pas dit que… Quand on est dans une situation subalterne, monsieur Krogstad, il faudrait vraiment prendre garde à ne pas froisser quelqu'un, qui… hm…

KROGSTAD
Qui a de l'influence ?

NORA
Justement.

KROGSTAD (changeant de ton)
Madame Helmer, auriez-vous la bonté d'user de votre influence en ma faveur ?

NORA
Comment ? Que signifie ?

KROGSTAD
Voudriez-vous avoir la bonté de faire en sorte que je garde ma modeste place à la banque ?

NORA
Que voulez-vous dire ? Qui songe à vous l'enlever ?

KROGSTAD
Oh ! inutile de jouer l'ignorante ! Je comprends fort bien que votre amie n'aime pas avoir à me rencontrer, et je sais maintenant à qui je dois d'être chassé.

NORA
Mais je vous assure…

KROGSTAD
Enfin, en deux mots : il est encore temps et je vous conseille d'user de votre influence pour empêcher cela.

NORA
Mais, monsieur Krogstad, je n'ai aucune influence.

KROGSTAD
Comment cela ? Il me semble que vous disiez tout à l'heure…

NORA
Ce n'était évidemment pas dans ce sens. Comment pouvez-vous croire que j'aie un pareil pouvoir sur mon mari ?

KROGSTAD
Oh ! je connais votre mari depuis que nous avons été étudiants ensemble. Je ne crois pas que monsieur le directeur de la banque soit plus ferme que d'autres hommes mariés.

NORA
Si vous parlez avec dédain de mon mari, je vous mets à la porte.

KROGSTAD
Madame est courageuse.

NORA
Je ne vous crains plus. Une fois le nouvel an passé, je ne tarderai pas à me libérer.

KROGSTAD (se dominant)
Ecoutez bien, madame : si cela devient nécessaire, je combattrai pour garder mon petit emploi, comme s'il s'agissait d'une affaire de vie et de mort.

NORA
En effet, c'est ce que je vois.

KROGSTAD
Ce n'est pas seulement à cause du revenu ; ce n'est pas là l'important. Mais il y a autre chose… enfin, je vais tout dire. Vous savez naturellement comme tout le monde que j'ai commis une imprudence, il y a de cela bon nombre d'années.

NORA
Je crois en avoir entendu parler.

KROGSTAD
L'affaire n'est pas venue en justice ; mais d'un seul coup tous les chemins me furent fermés. Je débutai alors dans les sortes d'affaires que vous savez ; il fallait bien trouver quelque chose et j'ose dire que je n'ai pas été plus mauvais que d'autres. Maintenant je veux sortir de là. Mes fils grandissent. À cause d'eux je dois recouvrer autant de considération que possible. Ce poste à la banque était pour moi le premier échelon. Et voici que votre mari veut m'en faire descendre et retomber de nouveau dans la boue.

NORA
Mais, au nom de Dieu, monsieur Krogstad, il n'est pas en mon pouvoir de vous venir en aide.

KROGSTAD
C'est la volonté qui vous manque ; mais j'ai des moyens pour vous forcer à agir.

NORA
Vous n'allez pourtant pas raconter à mon marique je vous dois de l'argent ?

KROGSTAD
Hum ; et si je le faisais ?

NORA
Ce serait honteux de votre part. (Avec des larmes dans la voix.) Ce secret qui est ma joie et ma fierté : il l'apprendrait d'une si vilaine manière… par vous. Vous m'exposeriez aux plus grands désagréments…

KROGSTAD
Vous n'auriez que des désagréments ?

NORA (vivement)
Ou faites-le plutôt ; c'est vous qui en pâtirez le plus ; mon mari verra alors quelle espèce d'homme vous êtes et vous serez bien sûr de perdre votre place.

KROGSTAD
Je viens de vous demander si ce ne sont que des désagréments de ménage que vous craignez ?

NORA
Si mon mari apprend la chose, il voudra naturellement payer sur-le-champ; et alors nous serons débarrassés de vous.

KROGSTAD (faisant un pas vers elle)
Ecoutez, madame Helmer… ou vous n'avez pas de mémoire, ou aussi vous ne connaissez guère les affaires. Il faut que je vous mette un peu au courant.

NORA
Comment cela ?

KROGSTAD
À l'époque de la maladie de votre mari, vous êtes venue chez moi pour emprunter douze cents écus.

NORA
Je ne connaissais personne d'autre.

KROGSTAD
J'ai promis de vous procurer la somme.

NORA
Et vous me l'avez procurée.

KROGSTAD
J'ai promis de vous procurer la somme à certaines conditions. Mais vous étiez alors si préoccupée par la maladie de votre mari, et si pressée d'avoir l'argent du voyage, que je crois que vous n'avez fait guère attention aux détails. Voilà pourquoi il n'est pas de trop de vous les rappeler. Eh bien ! j'ai promis de vous procurer l'argent contre un reçu que j'ai écrit.

NORA
Oui, et que j'ai signé.

KROGSTAD
Bien. Mais, plus bas, j'ai ajouté quelques lignes par lesquelles votre père donnait sa garantie. Ces lignes, il devait les signer.

NORA
Il devait, dites-vous ? Il l'a fait.

KROGSTAD
J'avais mis la date en blanc ; cela voulait dire que votre père devait indiquer lui-même la date de la signature. Vous vous souvenez de cela ?

NORA
Oui, je crois en effet…

KROGSTAD
Là-dessus je vous ai remis le reçu que vous deviez envoyer par la poste à votre père. C'est ainsi que cela s'est passé, n'est-ce pas ?

NORA
Oui.

KROGSTAD
Et, bien entendu, vous l'avez fait tout de suite ; car cinq ou six jours s'étaient à peine écoulés que vous me rapportiez la quittance avec la signature de votre père. Et alors la somme vous a été remise.

NORA
Eh bien, oui ! Ne vous ai-je pas remboursé avec exactitude ?

KROGSTAD
À peu près. Mais, pour revenir à ce que nous disions tantôt… C'étaient là, sans doute, des temps difficiles pour vous, madame.

NORA
Oui, c'est vrai.

KROGSTAD
Votre père était très malade, je crois.

NORA
Il était mourant.

KROGSTAD
Il est mort peu après ?

NORA
Oui.

KROGSTAD
Dites-moi, madame Helmer, vous souviendriez-vous par hasard de la date de la mort de votre père ? Je veux dire de la date exacte ?

NORA
Papa est mort le 29 septembre.

KROGSTAD
C'est exact. Je m'en suis informé. Et voilà pourquoi je ne m'explique pas (il tire un papier de sa poche) certaine particularité.

NORA
Quelle particularité ? Je ne sais pas…

KROGSTAD
Ce qu'il y a de particulier, madame, c'est que votre père a signé le reçu trois jours après sa mort.
(Nora se tait.)

KROGSTAD
Pouvez-vous m'expliquer cela ?
(Nora continue à se taire.)

KROGSTAD
Il est évident aussi que les mots : 2 octobre et l'année, ne sont pas de l'écriture de votre père, mais d'une écriture que je crois reconnaître. Enfin, cela peut s'expliquer. Votre père aura oublié de dater la signature et quelqu'un l'aura fait au hasard avant d'avoir appris sa mort. Il n'y a pas grand mal à cela. La chose essentielle, c'est la signature elle-même. Elle est bien authentique, n'est-ce pas, madame Helmer ? C'est bien votre père qui a écrit son nom là ?

NORA (Après un court silence, elle relevé la tête et le regarde d'un air provocant.)
Non, ce n'est pas lui. C'est moi qui ai écrit le nom de papa.

KROGSTAD
Savez-vous bien, madame, que c'est là une confession dangereuse ?

NORA
Pourquoi cela ? Sous peu vous aurez votre argent.

KROGSTAD
Une question, je vous prie. Pourquoi n'avez-vous pas envoyé le papier à votre père ?

NORA
C'était impossible. Papa était si malade. Si j'avais demandé sa signature, j'aurais dû lui déclarer à quoi l'argent était destiné. Mais je ne pouvais pas lui dire, dans l'état où il se trouvait, que la vie de mon mari était menacée. C'était impossible.

KROGSTAD
Il aurait mieux valu, en ce cas, renoncer à ce voyage.

NORA
Impossible. Ce voyage devait sauver la vie de mon mari. Je ne pouvais pas y renoncer.

KROGSTAD
Mais ne vous êtes-vous pas dit que vous commettiez une supercherie à mon égard ?

NORA
Je ne pouvais pas m'arrêter à cette considération. Je me souciais bien de vous ! Je ne pouvais pas vous souffrir à cause de toutes les froides raisons que vous me donniez, alors que vous saviez que mon mari était en danger.

KROGSTAD
Madame Helmer, évidemment vous n'avez pas une idée bien nette de ce dont vous vous êtes rendue coupable. Je puis seulement vous affirmer que ce qui a ruiné ma situation sociale n'était pas plus criminel que cela.

NORA
Vous ? Voudriez-vous me faire croire que vous auriez fait quelque chose de courageux pour sauver la vie de votre femme ?

KROGSTAD
Les lois ne se préoccupent pas des motifs.

NORA
En ce cas ce sont de bien mauvaises lois.

KROGSTAD
Mauvaises ou non… si je montre ce papier à la justice, c'est d'après elles que vous serez jugée.

NORA
Je n'en crois rien. Une fille n'aurait pas le droit d'épargner à son vieux père mourant des inquiétudes et des angoisses ? Une femme n'aurait pas le droit de sauver la vie à son mari ? Je ne connais peut-être pas à fond les lois ; mais je suis sûre qu'il doit être écrit quelque part que des choses pareilles sont permises. Et vous n'en savez rien ? vous qui êtes avocat ? Vous me paraissez peu habile comme homme de loi, monsieur Krogstad.

KROGSTAD
C'est possible. Mais des affaires comme celles que nous traitons ensemble… vous admettez, n'est-ce pas, que je m'y entende ? Bien. Faites maintenant comme il vous plaira ; ce que je peux vous affirmer, c'est que si je suis chassé une seconde fois, vous me tiendrez compagnie.
(Il salue et sort.)

NORA (réfléchit un instant ; puis elle hoche la tète.)
Ah bah ! Il voulait m'effrayer ! Mais je ne suis pas si sotte. (Elle se met à ramasser les vêtements des enfants, mais s'arrête au bout d'un instant.) Mais ?… Non, c'est impossible ! Puisque je l'ai fait par amour.

LES ENFANTS (à la porte de gauche)
Maman, le monsieur est parti.

NORA
Bien, bien, je le sais. Mais ne parlez à personne de ce monsieur. Vous entendez ? Pas même à papa !

LES ENFANTS
Non, maman. Veux-tu jouer maintenant ?

NORA
Non, non ; pas à présent.

LES ENFANTS
Mais, maman, tu avais promis.

NORA
Je ne peux pas. Allez-vous-en ; j'ai tant à faire. Allez donc, mes chers petits.
(Elle les reconduit doucement et ferme la porte derrière eux.) NORA s'assied sur le sofa, prend une broderie, fait quelques points, mais s'interrompt bientôt. Non ! (Elle jette la broderie, se lève, va à la porte d'entrée et appelle.) Hélène, apporte-moi l'arbre. (Elle s'approche de la table à gauche et ouvre le tiroir.) Non, c'est tout à fait impossible !

LA BONNE (apportant l'arbre de Noël)
Où dois-je le placer, madame ?

NORA
Là ; au milieu de la pièce.

LA BONNE
Dois-je encore chercher autre chose ?

NORA
Merci, j'ai ce qu'il me faut.
(La bonne sort, après avoir déposé l'arbre.)

NORA (garnissant l'arbre de Noël)
Ici, il faut des bougies… et là des fleurs… Quel déplaisant personnage ! Des bêtises ! Tout cela ne signifie rien. L'arbre de Noël sera beau. Je veux faire tout ce que tu veux, Torvald ; je danserai pour toi, je chanterai…
(HELMER rentre avec un rouleau de papiers sous le bras.)

NORA
Tiens… te voilà rentré.

HELMER
Oui. Quelqu'un est venu ?

NORA
Ici ? Non.

HELMER
C'est extraordinaire. J'ai vu Krogstad sortir de la maison.

NORA
Ah ! C'est juste, Krogstad est venu un instant.

HELMER
Je le vois à ta figure ; il est venu pour te prier de parler en sa faveur ?

NORA
Oui.

HELMER
Et tu devais le faire comme venant de toi. Tu devais me cacher qu'il était venu. Ne t'a-t-il pas demandé cela ?

NORA
Oui, Torvald, mais…

HELMER
Nora, Nora ! et tu as pu agir ainsi ? Engager une conversation avec un pareil homme et lui faire une promesse ! Et, par-dessus le marché, tu m'as menti !

NORA
Je t'ai menti ?…

HELMER
Ne m'as-tu pas dit que personne n'était venu ? (Il la menace du doigt.) C'est ce que mon petit oiseau chanteur ne doit plus jamais faire. Un oiseau chanteur doit avoir le bec pur, pour pouvoir gazouiller juste… jamais de fausses notes. (Il lui prend la taille.) N'est-ce pas vrai ?… Oui, je le savais bien. (Il la laisse aller.) Et puis, plus un mot de cette affaire. (Il s'assied devant la cheminée.) Comme il fait doux et bon ici.
(Il feuillette dans ses papiers. NORA s'occupe à décorer l'arbre. Un silence.)

NORA
Torvald !

HELMER
Oui.

NORA
Je me réjouis énormément d'aller après-demain au bal costumé des Stenborg.

HELMER
Et moi, je suis extrêmement curieux de la surprise que tu nous prépares.

NORA
Oh ! que c'est bête !

HELMER
Quoi ?

NORA
Je ne peux pas trouver de costume qui vaille ; tout est absurde et insignifiant.

HELMER
Tiens, la petite Nora pense cela maintenant.

NORA (derrière la chaise, accoudée au dossier)
Es-tu très pressé, Torvald ?

HELMER
Oh…

NORA
Quels sont ces papiers ?

HELMER
Des affaires de banque.

NORA
Déjà ?

HELMER
Je me suis fait donner par les directeurs sortants plein pouvoir pour entreprendre les changements nécessaires dans le personnel et dans l'organisation des bureaux. Je vais y employer la semaine de Noël. Je veux que tout soit en ordre au nouvel an.

NORA
C'est donc pour cela que le pauvre Krogstad ?…

HELMER
Hem…

NORA (en lui passant la main dans les cheveux)
Si tu n'étais pas si pressé, je t'aurais demandé un immense service, Torvald.

HELMER
Voyons. Qu'est-ce que c'est ?

NORA
Il n'y a personne qui ait autant de goût que toi. Je tiendrais tant à être à mon avantage à ce bal costumé. Torvald, ne pourrais-tu pas t'occuper de moi et décider de mon costume ?

HELMER
Ah ! Ah ! la petite entêtée appelle au secours.

NORA
Oui, Torvald, je ne puis rien décider sans toi.

HELMER
Bien, bien, on réfléchira et on trouvera quelque chose.

NORA
Ah ! que tu es gentil. (Elle retourne à l'arbre de Noël Un silence.) Comme ces fleurs font de l'effet… Mais, dis-moi, est-ce vraiment si terrible ce qu'a fait Krogstad ?

HELMER
Il a fait des faux. Comprends-tu ce que cela veut dire ?

NORA
N'a-t-il pas pu y être poussé par la misère ?

HELMER
Oui, ou il a agi par légèreté, comme tant d'autres. Je ne suis pas assez cruel pour condamner un homme sans pitié sur un seul fait de ce genre.

NORA
Non, n'est-ce pas, Torvald ?

HELMER
Plus d'un peut se relever, moralement, à condition de confesser son crime et de subir sa peine.

NORA
Sa peine ?…

HELMER
Mais ce chemin, Krogstad ne l'a pas choisi. Il a cherché à se tirer d'affaire avec des expédients et de l'adresse ; c'est cela qui l'a moralement perdu.

NORA
Tu crois que…

HELMER
Pense seulement : un pareil être, avec la conscience de son crime, doit mentir et dissimuler sans cesse. Il est forcé de porter un masque même dans sa propre famille : oui, devant sa femme et ses enfants. Et quand on songe aux enfants, c'est épouvantable.

NORA
Pourquoi ?

HELMER
Parce qu'une pareille atmosphère de mensonge apporte une contagion et des principes malsains dans toute une vie de famille. Chaque fois que les enfants respirent, ils absorbent des germes de mal.

NORA (se rapprochant de lui)
Tu en es sûr ?

HELMER
Mais oui, chère. J'ai eu souvent l'occasion de le constater comme avocat. Presque tous les gens dépravés de bonne heure ont eu des mères menteuses.

NORA
Pourquoi justement des mères ?

HELMER
Cela provient le plus fréquemment des mères ; mais le père agit naturellement dans le même sens. Tous les avocats le savent bien. Malgré cela, Krogstad, pendant des années, a empoisonné ses propres enfants de son atmosphère de mensonge et de dissimulation. Voilà pourquoi je l'appelle un homme moralement perdu. (Il lui tend les mains.) Et voilà pourquoi ma gentille Nora doit me promettre de ne pas prendre fait et cause pour lui. Donne-moi ta parole. Eh bien, qu'y a-t-il ? Tends-moi la main. C'est cela. Ainsi c'est décidé. Je t'assure qu'il me serait impossible de travailler avec lui. Je ressens littéralement un malaise physique auprès de gens pareils.

NORA (retire sa main et va se placer de l'autre coté de l'arbre.)
Comme il fait lourd ici. Et moi qui ai tant à faire.

HELMER (se levant et rassemblant ses papiers)
Il faut que je parcoure une partie de ceci avant le dîner. Et puis je penserai à ton costume. Peut-être moi aussi, ai-je préparé quelque chose à suspendre à l'arbre dans du papier doré. (Il lui pose la main sur la tète.) Oh mon cher petit oiseau chanteur ! (Il passe dans son cabinet et referme la porte.)

NORA (bas, après un silence)
Oh non ! ce n'est pas vrai. C'est impossible. Il faut que ce soit impossible.

ANNE-MARIE (à la porte de gauche)
Les petits réclament absolument de venir trouver leur maman.

NORA
Non, non, non, ne les laisse pas venir chez moi. Reste avec eux, Anne-Marie.

ANNE-MARIE
Mais oui, madame.

NORA (pâle d'épouvanté)
Dépraver mes petits enfants… ! Empoisonner la maison… ! (Elle relève la tête.) Ce n'est pas vrai. C'est faux aussi vrai que j'existe.

ACTE DEUXIÈME

NORA (213) - ANNE-MARIE (13) - MADAME LINDE (49) - HELMER (61) - LA BONNE (8) - RANK (58) - KROGSTAD (31)
Même décor. L'arbre de Noël dépouillé est placé dans un coin près du piano. Le chapeau et le manteau de NORA traînent sur le sofa.

NORA, seule, va et vient avec agitation ; à la fin elle s'arrête près du sofa et saisit son manteau.

NORA (lâchant le manteau)
Quelqu'un est entré !… (Elle va vers la porte, tend l'oreille.) Non, il n'y a personne. Non, non, ce n'est pas pour aujourd'hui, jour de Noël; pour demain non plus… Mais peut-être… (Elle ouvre la porte et regarde dehors.) Non, rien dans la boîte aux lettres ; elle est vide. Quelle folie ! Sa menace n'était pas sérieuse. Une chose pareille ne peut pas arriver. Ce n'est pas possible. J'ai trois petits enfants.
(ANNE-MARIE, portant un grand carton, entre par la porte de gauche.)

ANNE-MARIE
Enfin j'ai trouvé le carton contenant le costume.

NORA
C'est bien ; mets-le sur la table.

ANNE-MARIE (obéissant)
Le costume n'est probablement pas en parfait état.

NORA
Ah ! je voudrais le déchirer en mille morceaux.

ANNE-MARIE
Oh ! que non ; il peut facilement être arrangé ; il faut seulement un peu de patience.

NORA
Oui, je veux aller prier madame Linde de venir m'aider.

ANNE-MARIE
Sortir de nouveau ? Par ce mauvais temps ? Madame prendra froid… tombera malade.

NORA
Ce ne serait pas ce qui pourrait m'arriver de pire… Comment vont les enfants ?

ANNE-MARIE
Les pauvres petits jouent avec leurs cadeaux de Noël, mais…

NORA
Parlent-ils souvent de moi ?

ANNE-MARIE
Ils sont si habitués à être avec maman.

NORA
Oui, Anne-Marie ; mais, vois-tu, à l'avenir je ne pourrai plus être si souvent avec eux.

ANNE-MARIE
Les petits enfants s'habituent à tout.

NORA
Crois-tu cela ? Crois-tu qu'ils oublieraient leur maman si elle s'en allait pour toujours ?

ANNE-MARIE
Que Dieu nous en préserve… pour toujours !

NORA
Dis-moi, Anne-Marie… je me suis souvent demandé une chose. Comment as-tu eu le courage de confier ton enfant à des étrangers ?

ANNE-MARIE
Il a bien fallu, pour être la nourrice de la petite Nora.

NORA
Oui ; mais que tu aies pu t'y décider ?

ANNE-MARIE
Quand s'offrait une si bonne place ? C'était encore une jolie chance pour une pauvre fille qui a eu un malheur. Car il ne voulait rien faire pour moi, le vaurien.

NORA
Ta fille t'aura sans doute oubliée.

ANNE-MARIE
Bien sûr que non. Elle m'a écrit d'abord quand elle a fait sa première communion et puis quand elle s'est mariée.

NORA (lui jetant les bras autour du cou)
Ma vieille Anne-Marie, tu as été une bonne mère pour moi lorsque j'étais petite.

ANNE-MARIE
La pauvre petite Nora n'avait pas d'autre mère que moi.

NORA
Et si les petits n'en avaient pas non plus, je sais bien que tu… Balivernes que tout cela ! (Elle ouvre le carton.) Va les rejoindre. Il faut que je… tu vas voir comme je serai jolie demain.

ANNE-MARIE
Dans tout le bal, il n'y aura personne d'aussi jolie que madame Nora, j'en suis sûre.
(Elle sort par la porte de gauche.)

NORA (ouvrant le carton, mais rejetant bientôt le tout loin d'elle)
Si j'osais seulement sortir. Si j'étais sûre que personne ne viendra. Si je savais qu'il n'arrivera rien à la maison pendant ce temps. Quelle folie ! il ne viendra personne. Pas de réflexions. Brossons le manchon. Les jolis gants, les jolis gants. Pas de ces idées ! Un, deux, trois, quatre, cinq, six… (Elle pousse un cri.) Ah ! les voilà…
(Elle veut se diriger vers la porte, mais reste indécise. Mme LINDE entre, après avoir déposé son manteau et son chapeau dans l'antichambre.)

NORA
Ah ! c'est toi, Kristine. Il n'y a personne d'autre, n'est-ce pas ? Comme tu arrives à propos !

MADAME LINDE
J'ai appris que tu étais venue me demander.

NORA
Oui, je passais justement devant chez toi. Je voulais te prier de m'aider. Asseyons-nous sur le sofa. Voici de quoi il s'agit. Il y aura demain bal costumé à l'étage au-dessus de nous, chez le consul Stenborg. Torvald veut que je sois déguisée en fille de pêcheur napolitain et que je danse la tarentelle que j'ai apprise à Capri.

MADAME LINDE
Tiens, tiens, tu vas donner toute une représentation.

NORA
Oui, Torvald le veut. Voici le costume ; Torvald me l'a fait faire là-bas. Mais il est maintenant si abîmé, que je ne sais vraiment…

MADAME LINDE
Nous aurons vite arrangé cela ; il n'y a que la garniture qui est détachée par endroits. Vite du fil et une aiguille. Ah ! voici tout ce qu'il me faut.

NORA
Comme c'est gentil à toi.

MADAME LINDE (cousant)
Ainsi tu vas te déguiser demain, Nora ? Sais-tu ? Je viendrai un instant pour te voir. Tiens ! j'ai tout à fait oublié de te remercier pour la bonne soirée d'hier.

NORA (se levant et traversant le salon)
II me semble qu'hier on n'était pas aussi bien chez nous que d'habitude. Tu aurais dû venir un peu plus tôt en ville, Kristine… C'est vrai que Torvald a le grand talent de rendre la maison agréable et accueillante.

MADAME LINDE
Toi aussi, il me semble… tu es bien la fille de ton père. Mais dis-moi, le docteur Rank est-il toujours aussi abattu qu'hier ?

NORA
Non, hier c'était plus évident que de coutume. Il est atteint d'une terrible maladie, le malheureux. Il souffre de la moelle épinière. Son père, vois-tu, était un dégoûtant personnage. Il entretenait des maîtresses et… il y aurait bien encore autre chose à dire ; c'est pour cela que son fils a été maladif depuis l'enfance, tu comprends.

MADAME LINDE (laissant tomber son ouvrage)
Mais, ma chère Nora, qui est-ce qui te raconte de pareilles histoires ?

NORA
Bah !… Quand on a eu trois enfants… on reçoit des visites de certaines dames qui sont à demi médecins et qui vous racontent bien des choses.

MADAME LINDE (se remet à coudre. Un silence.)
Le docteur Rank vient-il tous les jours chez vous ?

NORA
Tous les jours. Il est le meilleur ami de jeunesse de Helmer et mon ami aussi. Le docteur Rank est, pour ainsi dire, de la maison.

MADAME LINDE
Mais, dis-moi, cet homme est-il tout à fait sincère ? Je veux dire… est-ce que ce n'est pas un flatteur ?

NORA
C'est bien le contraire. D'où te vient cette idée ?

MADAME LINDE
Quand tu me l'as présenté hier, il a assuré qu'il avait souvent entendu mon nom ici ; or, plus tard, j'ai remarqué que ton mari n'avait aucune idée de moi. Comment alors le docteur Rank a-t-il pu… ?

NORA
Tu as raison, Kristine. Torvald a une grande adoration pour moi ; il veut que je sois à lui tout seul, comme il dit. Dans les premiers temps, cela le rendait follement jaloux, rien que de m'entendre nommer un des êtres chers qui m'entouraient jadis. Naturellement, je m'en suis abstenue depuis, mais avec le docteur Rank j'en parle souvent, vois-tu ; cela l'amuse de m'écouter.

MADAME LINDE
Écoute-moi bien, Nora ; sous plus d'un rapport tu es une enfant ; moi, je suis plus âgée que toi et j'ai un peu plus d'expérience. Je vais te donner un conseil au sujet du docteur Rank : il faudrait tâcher de mettre une fin à tout cela.

NORA
Mettre fin à quoi ?

MADAME LINDE
À bien des choses. Tu m'as parlé hier d'un riche adorateur qui devait te procurer de l'argent.

NORA
C'est vrai ; mais il n'existe pas… malheureusement ! Et puis ?

MADAME LINDE
Le docteur Rank est-il riche ?

NORA
Oui, il a de la fortune.

MADAME LINDE
Et pas de famille ?

NORA
Personne ; mais ?…

MADAME LINDE
Et il vient ici tous les jours ?

NORA
Tu le sais bien.

MADAME LINDE
Comment un homme comme il faut peut-il être aussi indélicat?

NORA
Je ne te comprends pas du tout.

MADAME LINDE
Ne joue pas la comédie, Nora. Crois-tu que je ne devine pas à qui tu as emprunté les douze cents écus ?

NORA
As-tu entièrement perdu la tête ? Peux-tu vraiment croire pareille chose ? À un ami, qui vient ici tous les jours ! Quel supplice ce serait.

MADAME LINDE
Ainsi, ce n'est vraiment pas lui ?

NORA
Non, bien sûr. Cette idée ne m'est pas venue un seul instant. Du reste, il n'avait pas d'argent à prêter à cette époque ; ce n'est que plus tard qu'il a hérité.

MADAME LINDE
Je crois que cela a été un bonheur pour toi, ma chère Nora.

NORA
Non, jamais l'idée ne me viendrait de demander au docteur Rank… Du reste, je suis bien sûre que si je lui demandais…

MADAME LINDE
Mais naturellement tu ne le feras pas.

NORA
Non, bien entendu. Je n'en vois pas la nécessité. Mais je suis bien sûre que si je parlais au docteur Rank…

MADAME LINDE
À l'insu de ton mari ?

NORA
Il faut que je sorte de cette affaire. Elle aussi s'est faite à son insu. Il faut que cela finisse.

MADAME LINDE
Je te le disais hier ; mais…

NORA (allant et venant)
Un homme peut plus facilement qu'une femme se débrouiller dans ces sortes d'affaires…

MADAME LINDE
Si tu parles du mari, oui.

NORA
Des bêtises ! (Elle s'arrête.) Quand on a tout payé, on vous rend votre quittance, n'est-ce pas ?

MADAME LINDE
Naturellement.

NORA
Et on peut la déchirer en mille morceaux et la brûler… le dégoûtant, le sale papier !

MADAME LINDE (la regarde fixement, dépose l'ouvrage et se lève lentement.)
Nora, tu me caches quelque chose.

NORA
Tu vois cela à ma figure ?

MADAME LINDE
Il s'est passé quelque chose depuis hier matin. Nora, dis-moi ce que c'est ?…

NORA (se tournant vers elle)
Kristine ! (Tendant l'oreille.) Chut ! Torvald est rentré. Passe dans la chambre des enfants. Torvald ne peut pas souffrir de voir coudre. Dis à Anne-Marie de t'aider.

MADAME LINDE (rassemblant une partie des effets)
C'est bien ; mais je ne partirai pas avant que tu ne m'aies franchement parlé de tout.

(Elle sort par la porte de gauche ; en même temps HELMER entre par celle de l'antichambre.)

NORA (allant à sa rencontre)
Avec quelle impatience je t'ai attendu, cher Torvald.

HELMER
Était-ce la couturière ?…

NORA
Non, c'était Kristine ; elle m'aide à arranger mon costume. Tu vas voir comme je ferai de l'effet.

HELMER
Oui, j'ai eu là une brillante idée.

NORA
Une idée superbe. Mais moi aussi je suis gentille de tout faire pour te plaire.

HELMER (lui caressant le menton)
Gentille ?… De plaire à ton mari ? Allons, allons, petite folle, je sais bien que ce n'est pas cela que tu voulais dire. Mais je ne veux pas te déranger ; tu dois essayer, je pense.

NORA
Et toi, tu vas travailler ?

HELMER
Oui. (Montrant des papiers.) Tu vois. Je suis allé à la banque…
(Il veut entrer dans son bureau.)

NORA
Torvald.

HELMER (s'arrêtant)
Oui.

NORA
Si le petit écureuil te demandait instamment une chose ?…

HELMER
Quoi ?

NORA
Tu le ferais, dis ?

HELMER
D'abord il faudrait savoir de quoi il s'agit.

NORA
Si tu voulais être gentil et docile, l'écureuil gambaderait et ferait toutes sortes de drôleries.

HELMER
Dis vite.

NORA
L'alouette gazouillerait sur tous les tons.

HELMER
L'alouette ne fait que cela.

NORA
Je danserais pour toi comme les elfes au clair de lune.

HELMER
Nora… il ne s'agit pourtant pas de ce dont tu as parlé ce matin ?

NORA (se rapprochant)
Si, Torvald… je t'en supplie !

HELMER
Et tu as vraiment le courage d'en parler une seconde fois ?

NORA
Oui, oui, il faut consentir, il faut que Krogstad garde sa place à la banque.

HELMER
Ma chère Nora, j'ai destiné cette place à madame Linde.

NORA
C'est bien gentil à toi ; eh bien ! tu n'as qu'à renvoyer un autre commis au lieu de Krogstad.

HELMER
C'est un entêtement qui dépasse les bornes ! Parce que hier tu as donné une promesse irréfléchie, tu voudrais que…

NORA
Ce n'est pas pour cela, Torvald. C'est pour toi. Tu as dit toi-même que cet homme écrit dans les plus mauvais journaux… il pourra te faire tant de mal. Il m'inspire un si mortel effroi…

HELMER
Oh ! je comprends ; ce sont des souvenirs d'autrefois qui te reviennent et t'effrayent.

NORA
Qu'entends-tu par là ?

HELMER
Tu penses évidemment à ton père.

NORA
Oui, c'est cela. Rappelle-toi tout ce que de vilaines gens ont écrit sur papa dans les journaux… et toutes les calomnies qu'ils ont lancées contre lui. Je crois qu'on l'aurait destitué, si le ministère ne t'avait pas envoyé pour faire l'enquête et si tu ne t'étais pas montré si bienveillant pour lui.

HELMER
Ma petite Nora, il y a une grande différence entre ton père et moi. Ton père n'était pas un fonctionnaire irréprochable. Et moi je le suis et j'espère le rester tant que je garderai ma situation.

NORA
Oh ! qui sait ce que les méchantes langues peuvent inventer. Nous pourrions être si bien, si tranquilles, si heureux, dans notre paisible nid, toi, moi et les enfants ! Voilà pourquoi je te supplie si instamment.

HELMER
C'est justement parce que tu parles en sa faveur qu'il m'est impossible de le garder. On sait déjà à la banque que je dois congédier Krogstad. Si on apprenait maintenant que la femme du nouveau directeur l'a fait changer d'avis…

NORA
Eh bien ?

HELMER
Non, peu importe naturellement, pourvu que tu aies fait triompher ta petite volonté. Tu crois vraiment que j'irais me rendre ridicule aux yeux de tout le personnel ?… Faire croire que je dépends de toutes sortes d'influences étrangères ? Tu peux être sûre que les suites se feraient vite sentir. Et puis… il y a encore une raison qui rend inacceptable la présence de Krogstad à la banque tant que j'en serai le directeur.

NORA
Qu'est-ce que c'est ?

HELMER
Pour son manque de moralité… j'aurais pu à la rigueur avoir de l'indulgence…

NORA
N'est-ce pas, Torvald ?

HELMER
Surtout qu'on me dit que c'est un bon employé. Mais c'est une vieille connaissance à moi. Une de ces connaissances de jeunesse, faites à la légère et qui vous gênent si souvent plus tard dans l'existence. Pour tout dire, nous nous tutoyons. Et cet individu est tellement dépourvu de tact qu'il ne s'en cache pas le moins du monde en présence d'autres personnes. Au contraire, il croit que cela lui donne le droit d'employer un ton familier avec moi, et à chaque instant ce sont des tu, des toi, HELMER. Je te jure que cela m'est désagréable au plus haut point. Il rendrait ma situation à la banque intenable.

NORA
Torvald, tu ne penses pas un mot de ce que tu dis.

HELMER
Mais si. Pourquoi ne le ferais-je pas ?

NORA
Parce que ce serait un motif mesquin.

HELMER
Que dis-tu ? Mesquin ? Tu me trouves mesquin ?

NORA
Non, au contraire, mon cher Torvald, et voilà pourquoi…

HELMER
C'est égal ; tu dis que mes motifs sont mesquins, en ce cas je le suis moi-même. Mesquin ? Vraiment ? Il est temps que ceci finisse. (Appelant.) Hélène !

NORA
Que vas-tu faire ?

HELMER
Prendre une décision.
(La bonne entre.)

HELMER
Tenez, voici une lettre. Allez sur-le-champ. Trouvez un commissionnaire pour la porter. Mais vite. L'adresse est dessus. Voici de l'argent.

LA BONNE
Bien, monsieur.
(Elle sort avec la lettre.)

HELMER (repliant ses papiers)
Voilà ! madame l'opiniâtre.

NORA (la voix étranglée)
Qu'est-ce que c'est que cette lettre ?

HELMER
Le congé de Krogstad.

NORA
Reprends-la, Torvald ! Il en est temps encore. Oh ! Torvald, reprends-la ! Fais cela pour moi… pour toi-même, pour les enfants ! Écoute-moi, Torvald… fais cela! Tu ne sais pas ce qui en résultera pour nous tous.

HELMER
Trop tard.

NORA
Oui, trop tard.

HELMER
Chère Nora, je te pardonne cette angoisse, quoique au fond elle soit une injure pour moi. Oui, c'en est une ! N'est-ce pas une injure de croire que je pourrais avoir peur de la vengeance d'un avocassier perdu ? Mais je te le pardonne quand même, car cela témoigne du grand amour que tu me portes. (Il la prend dans ses bras.) Il le faut, ma Nora adorée. Advienne que pourra. Dans les moments graves, tu verras que j'ai de la force et du courage et que je prends tout sur moi.

NORA (épouvantée)
Que veux-tu dire ?

HELMER
Tout, te dis-je…

NORA (avec un accent de décision)
Jamais, jamais tu ne feras cela !

HELMER
Bien ; alors nous partagerons, Nora… comme mari et femme. C'est ainsi que cela doit être. (La caressant.) Es-tu contente maintenant ? Allons, allons, pas de ces regards de colombe effarouchée. Tout cela, ce ne sont que de pures fantaisies. Tu devrais maintenant jouer la tarentelle et t'exercer au tambourin. Je m'enfermerai dans mon bureau, d'où je n'entendrai rien. Tu pourras faire tout le bruit que tu voudras et quand Rank viendra, tu lui diras où je suis.
(Il lui fait un signe de tète, entre dans son bureau en emportant les papiers et referme la porte après lui.)

NORA (à demi morte d'angoisse, reste clouée à sa place et dit à mi-voix)
Il serait capable de le faire. Il le fera malgré tout. Jamais, oh ! jamais cela ! Tout plutôt que cela ! Du secours !… Un moyen… (On sonne.) Le docteur Rank !… Tout au monde plutôt que cela !
(Elle passe la main sur son front, tâchant de se remettre, et va ouvrir la porte d'entrée. On voit le docteur RANK suspendant sa fourrure. Pendant la scène suivante, le crépuscule tombe.)

NORA
Bonjour, docteur. Je vous ai reconnu à votre manière de sonner. Il ne faut pas entrer chez Torvald maintenant : je crois qu'il est occupé.

RANK
Et vous ?

NORA (pendant qu'il entre et qu'elle referme la porte)
Oh ! vous savez bien… pour vous, j'ai toujours un moment.

RANK
Merci. J'en profiterai aussi longtemps que je le pourrai.

NORA
Que voulez-vous dire ? Aussi longtemps que vous le pourrez ?

RANK
Oui. Cela vous effraye ?

NORA
L'expression est étrange. Quelque chose doit donc arriver ?

RANK
Ce que j'ai longtemps prévu. Mais je ne pensais pas que cela viendrait si tôt.

NORA (lui saisissant le bras)
Qu'y a-t-il ? Que vous a-t-on dit ? Docteur, vous allez me l'apprendre.

RANK (s'asseyant près de la cheminée)
Je suis au bas de la côte. Il n'y a rien à faire.

NORA (soulagée)
Il s'agit de vous ?…

RANK
Et de qui donc ? À quoi bon me mentir à moi-même ? Je suis le plus misérable de tous mes patients, madame Helmer… Ces jours-ci, j'ai entrepris l'examen général de mon état. C'est la banqueroute. Avant un mois, peut-être, je pourrirai au cimetière.

NORA
Fi, comme c'est laid de parler ainsi !

RANK
C'est que la chose elle-même est diablement laide. Le pire, c'est pourtant toutes les horreurs qui doivent précéder. Il ne me reste plus qu'un seul examen. Sitôt que je l'aurai fait, je saurai à peu près quand la décomposition commencera. Il y a une chose que je veux vous dire : Helmer est si sensible qu'il éprouve une grande aversion pour tout ce qui est laid. Je ne veux pas de lui à mon chevet.

NORA
Oh, mais, docteur…

RANK
Je n'en veux pas. Sous aucun prétexte. Je lui fermerai la porte. Aussitôt que j'aurai la certitude de la catastrophe, je vous enverrai ma carte de visite marquée d'une croix noire : vous saurez alors que c'est l'abomination de la désolation qui a commencé.

NORA
Non, aujourd'hui, vous êtes par trop extravagant. Et moi qui aurais tant désiré que vous fussiez de très bonne humeur.

RANK
Avec la mort devant les yeux ?… Et payer pour autrui ? Est-ce de la justice, cela ? Et dire que dans chaque famille il existe d'une manière ou d'une autre cette sorte de comptes à payer…

NORA (se bouchant les oreilles)
Chut ! Soyons gais, soyons gais !

RANK
En effet, cela prête à rire. Mon épine dorsale, la pauvre innocente, doit souffrir à cause de la joyeuse vie qu'a menée mon père quand il était lieutenant.

NORA (à gauche près de la table.)
Il aimait trop les asperges et les pâtés de foies gras, n'est-ce pas ?

RANK
Oui ; et les truffes.

NORA
Ah oui ! les truffes, et les huîtres aussi ?

RANK
Et les huîtres, cela s'entend.

NORA
Et avec cela des flots de porto et de champagne… Il est fâcheux que toutes ces bonnes choses attaquent l'épine dorsale.

RANK
Surtout quand elles attaquent une malheureuse épine dorsale qui n'en a jamais joui.

NORA
Ah oui ! voilà le plus triste de l'affaire !

RANK (la regardant attentivement)
Hum…

NORA (après un instant de silence)
Pourquoi avez-vous souri ?

RANK
C'est vous qui avez souri.

NORA
Non, docteur, je vous jure que c'était vous.

RANK (se levant)
Vous êtes plus malicieuse que je ne le pensais.

NORA
Je suis si disposée à dire des folies aujourd'hui.

RANK
On le voit bien.

NORA (posant ses deux mains sur les épaules du docteur)
Cher, cher docteur. Il ne faut pas mourir et nous quitter, Torvald et moi.

RANK
Oh ! ce sera un chagrin dont vous serez bientôt consolés. Ceux qui s'en vont sont si vite oubliés.

NORA (le regardant avec inquiétude)
Vous pensez ?

RANK
On se crée de nouvelles relations et alors…

NORA
Qui se crée de nouvelles relations ?

RANK
Vous et Helmer, vous le ferez tous les deux, quand je serai parti. Quant à vous, vous avez déjà commencé, il me semble. Qu'avait-elle à faire ici hier soir, cette madame Linde ?

NORA
Ah !… vous n'allez pas être jaloux de cette pauvre Kristine.

RANK
Si, je le suis. Elle me succédera dans la maison. Quand mon échéance sera venue, cette personne…

NORA
Chut ! pas si haut, elle est là à côté.

RANK
Aujourd'hui aussi ? Vous voyez bien.

NORA
Rien que pour arranger mon costume. Mon Dieu, comme vous êtes absurde !
(S'asseyant sur le sofa.) Maintenant il faut être raisonnable, docteur. Demain vous verrez comme je danserai joliment et vous pourrez vous dire que je ne le fais que pour vous… oui, et pour Torvald, cela va sans dire. (Elle retire différentes choses du carton.) Docteur, venez donc vous asseoir, que je vous montre quelque chose…

RANK (s'asseyant)
Quoi donc ?

NORA
Voyez plutôt… Regardez !

RANK
Des bas de soie.

NORA
Couleur de chair. N'est-ce pas joli ? Maintenant il fait trop sombre ; mais demain… Non, non, non ; vous ne devez voir que la plante des pieds. Si, pourtant, vous pouvez voir plus haut.

RANK
Hem…

NORA
Pourquoi avez-vous cet air de doute ? Vous ne croyez pas qu'ils m'iront ?

RANK
Sur quoi fonder mon opinion ?

NORA (le regardant un instant)
Ah ! que vous êtes vilain ! (Lui fouettant légèrement l'oreille avec les bas.) Voilà ce que vous méritez.
(Elle les remet dans le carton.)

RANK
Quelles merveilles y a-t-il encore à voir ?

NORA
Vous ne verrez plus rien du tout, parce que vous n'êtes pas sage.
(Elle cherche parmi les objets en fredonnant.)

RANK (après un court silence)
Quand je suis là, avec vous, familièrement, je ne peux pas comprendre… Non, je ne comprends pas ce que je serais devenu si je n'étais jamais venu dans cette maison.

NORA (souriant)
Je crois, en effet, qu'au bout du compte vous vous plaisez chez nous.

RANK (baissant la voix et regardant fixement devant lui)
Et devoir quitter tout cela…

NORA
Niaiserie ! Vous ne nous quitterez pas…

RANK (comme avant)
Et n'avoir pas la plus petite preuve de reconnaissance à laisser… à peine un chagrin passager… pas autre chose qu'une place libre qui pourra être prise par le premier venu.

NORA
Et si je vous demandais ?… Non…

RANK
Si vous me demandiez quoi ?

NORA
Une grande preuve de votre affection.

RANK
Oui, eh bien ?

NORA
Je veux dire un énorme service.

RANK
Vous voudriez pour une fois me faire cette grande joie ?

NORA
Oui ; mais vous ne savez même pas de quoi il s'agit.

RANK
Voyons, dites.

NORA
Non, je ne puis pas, docteur ; c'est si énorme ; à la fois un conseil, un secours et un service…

RANK
Tant mieux. Je ne conçois pas ce que cela peut être. Mais parlez donc. N'ai-je pas votre confiance ?

NORA
Vous l'avez comme personne. Vous êtes mon meilleur, mon plus fidèle ami, je le sais bien. Voilà pourquoi je vais tout vous dire. Eh bien ! docteur, il y a une chose qu'il faut m'aider à éviter. Vous savez combien Torvald m'aime ; il n'hésiterait pas un instant à donner sa vie pour moi.

RANK (se penchant vers elle)
Nora… croyez-vous donc qu'il soit le seul ?

NORA (avec un petit mouvement)
Comment ?…

RANK
Le seul qui donnerait avec joie la vie pour vous.

NORA (tristement)
Vraiment ?

RANK
Je me suis juré que vous le sauriez avant que je m'en aille. Je n'aurais jamais pu trouver une meilleure occasion. Oui, Nora, maintenant vous le savez. C'est vous dire aussi que vous pouvez vous confier à moi comme à personne.

NORA (se levant simplement et tranquillement)
Laissez-moi passer.

RANK (lui fait de la place, mais reste assis.)
Nora !

NORA (à la porte d'entrée)
Hélène, apporte la lampe. (Se dirigeant vers la cheminée.) Oh ! cher docteur, ceci est vraiment mal de votre part.

RANK
C'est mal de vous avoir aimée aussi profondément qu'on peut le faire ?

NORA
Non ; mais de l'avoir dit. C'était de trop…

RANK
Que voulez-vous dire ? Que vous le saviez ?…
(La bonne entre avec la lampe, qu'elle pose sur la table, puis elle sort.)

RANK
Nora… madame Helmer… je vous demande si vous le saviez ?

NORA
Est-ce que je sais… Je ne puis vraiment pas vous le dire… Comment avez-vous pu être aussi maladroit, docteur. Tout allait si bien.

RANK
Enfin, vous avez maintenant la certitude que je suis à votre disposition, corps et âme. Voulez-vous parler ?

NORA (le regardant)
Après ce que vous venez de dire ?

RANK
Je vous en prie, dites-moi de quoi il s'agit !

NORA
C'est fini ! Vous ne saurez rien.

RANK
Si, si ! Ne me punissez pas ainsi. Laissez-moi vous aider autant qu'il est humainement possible.

NORA
Maintenant vous ne pouvez plus rien pour moi… Du reste je n'ai besoin de personne. Vous verrez que ce ne sont là que de pures fantaisies, pas autre chose. C'est évident ! (Elle s'assied dans la chaise à bascule et le regarde en souriant.) Oui, vous êtes vraiment un gentil monsieur, docteur Rank. Vous n'avez pas honte, maintenant que la lampe est allumée, dites ?

RANK
A vrai dire, non. Mais je dois peut-être partir… pour toujours ?

NORA
Pas le moins du monde. Vous viendrez naturellement comme avant. Vous savez bien que Torvald ne peut pas se passer de vous.

RANK
Oui, mais vous ?

NORA
Moi ? Tout me semble si amusant dès que vous êtes là.

RANK
C'est justement cela qui m'a induit en erreur. Vous êtes une énigme ! Souvent il m'a semblé que vous aviez autant de plaisir à être avec moi qu'avec Helmer.

NORA
Oui, voyez-vous ; il y a ceux qu'on aime et ceux avec qui on se plaît.

RANK
Il y a du vrai là-dedans.

NORA
Lorsque j'étais à la maison, j'aimais naturellement papa par-dessus tout. Mais je n'avais pas de plus grand plaisir que de descendre en cachette dans la chambre des bonnes ; elles ne me faisaient jamais la morale et elles se racontaient toujours de si drôles d'histoires.

RANK
Ah ! fort bien ! Ainsi ce sont elles que j'ai remplacées.

NORA (se levant vivement et courant vers lui)
Mais non, mon cher docteur, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Mais vous pouvez bien comprendre que c'est la même chose avec Torvald qu'avec papa.

LA BONNE (venant de l'antichambre)
Madame !
(Elle lui parle à l'oreille et lui tend une carte.)

NORA (regardant la carte)
Ah !
(Elle la met dans sa poche.)

RANK
Quelque chose d'ennuyeux ?

NORA
Pas du tout ; c'est… c'est mon nouveau costume…

RANK
Comment cela ? Mais votre costume est là.

NORA
Oh oui, celui-là ; mais il y en a un autre. Je l'ai commandé… Torvald ne doit rien savoir…

RANK
Ah ! voilà donc le grand secret.

NORA
Mais oui ; entrez bien vite chez lui. Il est dans la pièce du fond ; empêchez-le de venir…

RANK
Soyez tranquille ; il ne m'échappera pas.
(Il entre dans le bureau de HELMER.)

NORA (à la bonne)
Et il attend à la cuisine ?

LA BONNE
Oui ; il est monté par l'escalier de service…

NORA
Ne lui as-tu pas dit qu'il y avait quelqu'un ?

LA BONNE
Si, mais cela n'a servi à rien.

NORA
Il n'a pas voulu s'en aller ?

LA BONNE
Non, il ne partira qu'après avoir parlé à Madame.

NORA
Eh bien, fais-le entrer ; mais sans bruit. Hélène, tu ne le diras à personne ; c'est une surprise pour mon mari.

LA BONNE
Oui, oui, je comprends…
(Elle sort.)

NORA
L'horreur se prépare ! Le voici qui vient. Non, non, non, cela ne se peut pas ; cela ne doit pas arriver !
(Elle ferme la porte de HELMER et tire le verrou. La bonne fait entrer KROGSTAD et referme la porte. Il est en fourrure de voyage, grosses bottes et bonnet fourré.)

NORA (s'avançant vers lui)
Parlez bas, mon mari est là.

KROGSTAD
Ça m'est égal.

NORA
Que voulez-vous ?

KROGSTAD
Un renseignement.

NORA
Parlez vite ! Qu'est-ce que c'est ?

KROGSTAD
Vous savez que j'ai reçu ma lettre de congé.

NORA
Je n'ai pas pu l'empêcher, monsieur Krogstad. J'ai combattu pour votre cause jusqu'au bout, mais rien n'a aidé.

KROGSTAD
Votre mari a-t-il si peu d'amour pour vous ? Il sait ce qui peut arriver et malgré cela, il ose…

NORA
Comment pouvez-vous croire qu'il le sache ?

KROGSTAD
Au fait, je ne l'ai jamais pensé. Cela n'aurait guère ressemblé à mon bon Torvald Helmer de montrer tant de courage.

NORA
Monsieur Krogstad, j'exige qu'on respecte mon mari.

KROGSTAD
Je crois bien. On lui rend tout le respect qui lui est dû. Mais puisque madame met tant de soin à cacher cette affaire, je me permets de supposer que vous êtes mieux renseignée qu'hier sur la gravité de ce que vous avez fait.

NORA
Mieux renseignée que je ne l'aurais été par vous.

KROGSTAD
En effet, un si mauvais juriste…

NORA
Que me voulez-vous ?

KROGSTAD
Rien. Voir seulement comment vous allez, madame. J'ai pensé à vous toute la journée. On a beau être un caissier, un avocassier, un… en un mot un individu comme moi, on n'en a pas moins quelque chose qui s'appelle du cœur, après tout.

NORA
Prouvez-le ; pensez à mes petits enfants.

KROGSTAD
Votre mari a-t-il pensé aux miens ? Mais peu importe. Je voulais seulement vous dire de ne pas prendre la chose trop au tragique. D'abord je ne déposerai pas de plainte contre vous.

NORA
Non, n'est-ce pas ? J'en étais sûre.

KROGSTAD
On peut fort bien terminer cette affaire à l'amiable. Il n'est pas du tout nécessaire que d'autres en soient informés. Cela peut rester entre nous trois.

NORA
Mon mari ne doit jamais rien apprendre…

KROGSTAD
Comment voulez-vous empêcher cela ? Pouvez-vous par hasard payer le restant ?

NORA
Non, pas tout de suite.

KROGSTAD
Vous avez peut-être trouvé un moyen de vous procurer de l'argent ces jours-ci ?

NORA
Non. Pas de moyen que je voudrais employer.

KROGSTAD
Du reste cela ne vous aurait servi à rien. Vous pourriez m'offrir n'importe quelle somme que je ne vous rendrais pas votre engagement.

NORA
Mais expliquez-moi alors comment vous voulez vous en servir.

KROGSTAD
Je veux simplement le garder, l'avoir en ma possession. Nul étranger n'en saura rien. Ainsi, pour le cas où vous auriez songé à quelque résolution désespérée…

NORA
J'y ai songé.

KROGSTAD
… ou bien à tout quitter et à fuir…

NORA
J'y ai songé.

KROGSTAD
… ou à faire quelque chose de pire encore…

NORA
Comment pouvez-vous savoir cela ?

KROGSTAD
… abandonnez ces idées.

NORA
Mais comment savez-vous que je les ai ?…

KROGSTAD
Nous les avons presque tous au commencement. Je les ai eues comme les autres ; mais, ma foi, j'ai manqué de courage.

NORA (d'une voix sourde)
Moi aussi !

KROGSTAD (soulagé)
N'est-ce pas ? Vous aussi le cœur vous manque.

NORA
Oui.

KROGSTAD
Ce serait du reste une grande sottise. La première tempête conjugale une fois passée… Là, dans ma poche j'ai une lettre pour votre mari…

NORA
Vous lui dites tout ?

KROGSTAD
Avec des expressions aussi atténuées que possible.

NORA (vivement)
Il ne doit pas voir cette lettre. Déchirez-la. Je trouverai de l'argent.

KROGSTAD
Excusez-moi, madame, mais je crois vous avoir dit à l'instant…

NORA
Oh ! je ne parle pas de l'argent que je vous dois. Dites-moi la somme que vous demandez à mon mari, je vous la donnerai.

KROGSTAD
Je ne demande pas d'argent à votre mari.

NORA
Mais alors que voulez-vous ?

KROGSTAD
Je vais vous le dire. Je veux avancer, madame, je veux parvenir à me refaire une situation ; et en cela votre mari doit m'aider. Pendant un an et demi je n'ai commis aucune malhonnêteté : pendant tout ce temps, je me suis débattu dans les plus misérables difficultés. J'étais content de remonter la pente pas à pas. Maintenant je suis chassé et il ne me suffit plus d'être seulement repris par grâce. Je veux réussir, vous dis-je. Je veux retourner à la banque… dans de meilleures conditions qu'avant ; votre mari doit créer un poste pour moi…

NORA
Jamais il ne fera cela !

KROGSTAD
Il le fera ; je le connais… il n'osera pas sourciller. Et une fois là, vous allez voir. Avant un an je serai la main droite du directeur. Ce sera Nils Krogstad et non pas Torvald Helmer qui dirigera la banque.

NORA
Voilà une chose qui n'arrivera jamais.

KROGSTAD
Vous voudriez peut-être !…

NORA
Maintenant j'en ai le courage.

KROGSTAD
Oh ! vous ne m'effrayez pas. Une dame délicate et distinguée comme vous…

NORA
Vous allez voir, vous allez voir !

KROGSTAD
Sous la glace peut-être ? Dans l'abîme humide, sombre et froid ? Et au printemps reparaître à la surface défigurée, méconnaissable, sans cheveux…

NORA
Vous ne m'effrayez pas.

KROGSTAD
Vous non plus. On ne fait pas de ces choses-là, madame Helmer. Et puis à quoi bon ? Je l'ai dans ma poche quand même.

NORA
Quand je ne serai plus là ?…

KROGSTAD
Vous oubliez que, dans ce cas, votre mémoire même sera entre mes mains.
(NORA le regarde interdite.)

KROGSTAD
Allons, vous voici prévenue. Pas de bêtises ! Quand Helmer aura reçu ma lettre, j'attends son message. Et souvenez-vous bien que c'est votre mari qui m'a forcé à cette démarche. C'est ce que je ne lui pardonnerai jamais. Adieu, madame. (Il sort.)

NORA (entrouvrant avec précaution la porte du vestibule et tendant l'oreille)
Parti. Il ne lui fera pas parvenir cette lettre. Non, non, c'est impossible ! (Elle ouvre la porte de plus en plus.) Qu'est-ce à dire ? Il s'est arrêté. Il réfléchit. Irait-il ?…
(On entend une lettre tomber dans la boîte, puis les pas de KROGSTAD, dont le bruit va se perdant à mesure qu'il descend l'escalier.)

NORA (Elle réprime un cri et traverse la pièce en courant jusqu'à la table placée près du sofa. Un moment de silence.)
Elle est dans la boîte !
(Elle revient à pas de loup à la porte de l'antichambre.)

Elle est là !… Torvald, Torvald… maintenant nous sommes perdus !

MADAME LINDE (rentre par la porte de gauche, apportant le costume.)
C'est tout ce que j'ai pu faire. Ne veux-tu pas essayer ?…

NORA (bas, d'une voix étranglée)
Kristine, viens ici.

MADAME LINDE (jetant le costume sur le sofa)
Qu'as-tu ? tu as l'air toute bouleversée.

NORA
Viens ici. Tu vois cette lettre ? Là, à travers la fente de la boîte ?

MADAME LINDE
Oui, je vois bien.

NORA
Cette lettre est de Krogstad.

MADAME LINDE
Nora !… C'est Krogstad qui t'a prêté cet argent ?

NORA
Oui. Et maintenant Torvald saura tout.

MADAME LINDE
Crois-moi, Nora, c'est ce qu'il y a de mieux pour vous deux.

NORA
Tu ne sais pas tout : j'ai fait une fausse signature.

MADAME LINDE
Grand Dieu !… que dis-tu là ?

NORA
Eh bien ! écoute une chose, Kristine ! Ecoute ce que je vais te dire : il faut que tu me serves de témoin.

MADAME LINDE
Témoin de quoi ? Dis !

NORA
Si je devenais folle… et cela peut bien arriver.

MADAME LINDE
NORA !

NORA
Ou s'il m'arrivait autre chose… et que je ne sois pas là pour…

MADAME LINDE
Nora, Nora, tu as perdu la tête !

NORA
S'il y avait alors quelqu'un qui voulût tout prendre, prendre toute la faute sur lui… tu comprends.

MADAME LINDE
Oui, mais comment peux-tu croire ?

NORA
Dans ce cas, tu dois témoigner que c'est faux, Kristine. Je n'ai pas perdu la tête ; j'ai tout mon bon sens et je te dis : personne d'autre ne l'a su, j'ai agi seule, toute seule. Souviens-toi de cela.

MADAME LINDE
C'est bien, je m'en souviendrai. Mais je ne saisis pas encore…

NORA
Ah ! comment comprendrais-tu cela ? C'est un prodige qui va s'opérer.

MADAME LINDE
Un prodige ?

NORA
Oui, un prodige. Mais c'est si terrible ; Kristine, il ne faut pas que cela arrive ; je ne veux à aucun prix.

MADAME LINDE
Je vais aller tout de suite parler à Krogstad.

NORA
Ne va pas chez lui : il te ferait du mal.

MADAME LINDE
Il fut un temps où il aurait volontiers fait n'importe quoi pour me plaire.

NORA
Lui ?

MADAME LINDE
Où demeure-t-il ?

NORA
Ah ! qu'en sais-je ?… Mais si. (Elle cherche dans sa poche.) Voici sa carte. Mais la lettre, la lettre !…

HELMER (de son bureau, frappant à la porte de communication)
Nora !

NORA (avec un cri d'angoisse.)
Qu'est-ce qu'il y a ? Que me veux-tu ?

HELMER
Voyons, voyons ! n'aie donc pas peur. Nous ne pouvons pas entrer ; tu as verrouillé la porte. Tu essayes, sans doute.

NORA
Oui, oui, j'essaye. Je serai si jolie, Torvald.

MADAME LINDE (après avoir regardé la carte)
II demeure tout près d'ici, au coin de la rue.

NORA
Oui ; mais à quoi bon ? Nous sommes perdus. La lettre est dans la boîte.

MADAME LINDE
Et ton mari a la clef ?

NORA
Toujours.

MADAME LINDE
Krogstad peut redemander la lettre avant qu'elle soit lue. Il peut trouver un prétexte quelconque.

NORA
Mais c'est justement l'heure où Thorvald a coutume…

MADAME LINDE
Amuse-le, va chez lui. Je rentre aussitôt que possible.
(Elle sort vivement par la porte du vestibule.)

NORA (s'approchant de la porte de HELMER, l'ouvrant et regardant)
Torvald !

HELMER (de son bureau)
Bon ! on peut enfin pénétrer chez soi. Viens, Rank, nous allons voir… (Apparaissant.) Mais voyons, qu'est-ce à dire ?

NORA
Quoi, cher Torvald ?

HELMER
Rank m'avait préparé à toute une grande scène en costume.

RANK (apparaissant)
Je l'avais compris ainsi : il paraît que je m'étais trompé.

NORA
Certainement : on ne me verra dans tout mon éclat que demain.

HELMER
Mais, ma chère Nora, que tu as l'air fatiguée ! Aurais-tu répété la danse?

NORA
Non, je n'ai pas encore essayé une seule fois.

HELMER
Il le faudrait bien pourtant.

NORA
Oui, Torvald ; c'est indispensable. Mais je ne puis pas faire un pas sans toi. J'ai tout oublié.

HELMER
Allons, nous nous y remettrons.

NORA
Oui, n'est-ce pas ? Enfin, tu vas t'occuper de moi, Torvald. Tu me le promets ? Je suis si inquiète. Ce monde où nous devons aller… Plus d'affaires, ce soir, plus d'écritures ! Voyons, tu veux bien ?

HELMER
Je te le promets. Ce soir je suis entièrement à ta disposition… petite nigaude. Ah ! c'est vrai : il y a d'abord une chose que je dois voir.
(Il se dirige vers la porte du vestibule.)

NORA
Que veux-tu faire ?

HELMER
Voir seulement si des lettres sont arrivées.

NORA
Non, Torvald, ne fais pas cela.

HELMER
Pourquoi ?

NORA
Torvald, je t'en prie… il n'y en a pas.

HELMER
Laisse-moi voir.

(Il fait un mouvement vers la porte. Nora, au piano, joue les premiers accords de la tarentelle.)

HELMER (s'arrête à la porte.)
Ah !

NORA
Je ne pourrai pas danser demain, si je ne répète pas aujourd'hui avec toi.

HELMER (allant vers elle.)
As-tu vraiment si peur, petite Nora ?

NORA
Oh oui ! terriblement peur. Laisse-moi répéter tout de suite : nous avons encore du temps avant de nous mettre à table. Assieds-toi là, cher Torvald, et joue. Reprends-moi, donne-moi des conseils, comme tu as l'habitude de le faire.

HELMER
Volontiers, bien volontiers, puisque tu le désires.
(Il se met au piano.)

NORA (Elle ouvre une boîte, en retire vivement un tambourin et un châle bariolé, se drape en un clin d'œil puis, d'un bond, se pose au milieu de la chambre et s'écrie.)
Allons ! joue ! je veux danser.

(HELMER joue, NORA danse, RANK se tient derrière HELMER et la suit des yeux.)

HELMER (jouant)
Doucement, doucement.

NORA
Impossible.

HELMER
Moins d'emportement, Nora.

NORA
C'est justement ce qu'il faut.

HELMER
Mais non, cela ne marche pas.

NORA (riant et agitant le tambourin)
Qu'est-ce que je disais ?

RANK
Permets-moi de me mettre au piano.

HELMER (se levant)
Très volontiers : comme cela je pourrai mieux la diriger.
(RANK se met au piano et joue. NORA exécute une danse de plus en plus folle. HELMER, près de la cheminée, lui adresse de temps en temps une observation qu'elle semble ne pas entendre. Ses cheveux se dénouent et tombent sur ses épaules. Elle ne s'en aperçoit pas et continue à danser. Mme LINDE entre.)

MADAME LINDE (s'arrêtant, interdite)
Oh !…

NORA
Tu tombes en pleine folie, Kristine.

HELMER
Mais, ma chère Nora, tu danses comme s'il y allait de la vie.

NORA
C'est bien le cas.

HELMER
Arrête, Rank. C'est de la rage. Arrête, te dis-je.
(Le piano se tait et NORA s'arrête subitement.)

HELMER (à NORA)
Voilà ce que je n'aurais jamais cru : tu as oublié tout ce que je t'avais enseigné.

NORA (jetant le tambourin loin d'elle)
Tu vois bien.

HELMER
Allons, tu as grand besoin d'être guidée.

NORA
Tu vois que j'en ai besoin. Tu me guideras jusqu'au bout : tu me le promets, Torvald ?

HELMER
Tu peux t'y fier.

NORA
Ni aujourd'hui ni demain tu ne dois avoir d'autre pensée que moi, tu ne dois ouvrir ni lettre… Ni boîte aux lettres.

HELMER
Bon ! Je vois encore là la crainte de cet homme.

NORA
Hé bien, oui ! Il y a de cela aussi.

HELMER
Nora, je reconnais cela à ta figure ; il y a là pour sûr une lettre de lui.

NORA
Je ne sais rien ; je le crois ; mais il ne faut pas que tu fasses de ces lectures maintenant. Pas une ombre ne doit se mettre entre nous avant que tout soit fini.

RANK (bas à HELMER)
Il ne faut pas la contrarier.

HELMER (lui passant le bras autour de la taille)
Là ! enfant, on fera ce que tu veux. Mais demain, quand tu auras dansé…

NORA
Tu seras libre.

LA BONNE (apparaissant à la porte de droite)
Madame est servie.

NORA
Apporte du champagne, Hélène.

LA BONNE
Oui, Madame.
(Elle sort.)

HELMER
Eh ! eh ! Nous allons faire bombance à ce qu'il paraît.

NORA
Noces et festins jusqu'à demain. (Criant à la bonne.) Et un peu de macarons, Hélène ; ou plutôt beaucoup ; une fois n'est pas coutume.

HELMER (lui prenant les mains)
Allons, allons, c'est très bien. Il ne faut pas être comme cela folle d'effroi. Il faut redevenir ma petite alouette gazouillante comme toujours.

NORA
Oui, Torvald, oui. Mais entre là, en attendant ; et vous aussi, docteur. Toi, Kristine, tu m'aideras à remettre ma chevelure en ordre.

RANK (bas, en passant dans la salle à manger)
Voyons ! tout cela… Cela ne fait rien présager… de spécial ?

HELMER
Pas du tout, cher ami. Ce n'est que cette puérile angoisse dont je t'ai parlé.
(Ils sortent à droite.)

NORA
Eh !?

MADAME LINDE
Parti pour la campagne.

NORA
Je l'ai vu à ta figure.

MADAME LINDE
Il rentre demain soir ; je lui ai laissé un billet.

NORA
Tu n'aurais pas dû faire cela. Il ne faut rien empêcher. Au fond, c'est une jouissance que d'attendre le prodige.

MADAME LINDE
Qu'attends-tu ?

NORA
Oh ! tu ne comprendrais pas. Va les rejoindre ; je viens à l'instant.

NORA (reste immobile un moment, comme pour se recueillir, puis elle regarde sa montre.)
Il est cinq heures. D'ici à minuit, sept heures. Puis vingt-quatre heures jusqu'à minuit prochain. Alors la tarentelle sera dansée. Vingt-quatre et sept ? J'ai trente et une heures à vivre.

HELMER (à la porte de droite)
Mais que devient donc la petite alouette ?

NORA (s'élançant dans ses bras)
La voici !

ACTE TROISIÈME

MADAME LINDE (57) - KROGSTAD (41) - NORA (126) - HELMER (137) - RANK (23) - LA BONNE (1)
Même décor. Les meubles, table, chaises et sofa, ont été transportés au milieu de la chambre. La porte de l'antichambre est ouverte. On entend de la musique de danse venant de l'étage supérieur.

Mme LINDE, assise près de la table, feuillette distraitement un livre. Elle essaie de lire, mais ne paraît pas pouvoir fixer sa pensée. Par instants, elle jette un coup d'œil vers la porte d'entrée et écoute attentivement.

MADAME LINDE (regardant sa montre)
Il ne vient pas. Il est grand temps cependant. Pourvu qu'il… (Elle écoute encore.) Ah ! c'est lui. (Elle sort dans l'antichambre et ouvre doucement la porte de dehors ; on entend monter l'escalier avec précaution. Bas.) Entrez, je suis seule.

KROGSTAD (à l'entrée)
J'ai reçu un billet de vous. Qu'est-ce que cela veut dire ?

MADAME LINDE
Il faut absolument que je vous parle.

KROGSTAD
Vraiment ? Et c'est nécessairement ici que l'entretien doit avoir lieu ?

MADAME LINDE
Je ne pouvais pas vous recevoir chez moi : je n'ai pas d'entrée séparée. Venez, nous serons seuls : la bonne dort, et les Helmer sont au bal chez les voisins du second.

KROGSTAD (entrant)
Tiens, tiens ! Les Helmer dansent ce soir ? C'est bien vrai ?

MADAME LINDE
Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ?

KROGSTAD
Rien.

MADAME LINDE
Voyons, Krogstad, nous avons à parler.

KROGSTAD
Nous deux ? Qu'aurions-nous encore à nous dire?

MADAME LINDE
Bien des choses.

KROGSTAD
Je ne l'aurais pas cru.

MADAME LINDE
C'est que vous ne m'avez jamais bien comprise.

KROGSTAD
Ce n'était pas difficile à comprendre; pareille chose arrive tous les jours : une femme sans cœur éconduit un homme quand il se présente un parti plus avantageux.

MADAME LINDE
Me croyez-vous donc tout à fait sans cœur ? Croyez-vous aussi qu'il ne m'en ait pas coûté de rompre ?

KROGSTAD
Vraiment…

MADAME LINDE
Avez-vous réellement cru cela, Krogstad ?

KROGSTAD
S'il n'en était pas ainsi, pourquoi m'avez-vous écrit comme vous l'avez fait ?

MADAME LINDE
Je ne pouvais pas agir autrement. Voulant rompre, j'avais le devoir d'arracher de votre cœur tout ce que vous ressentiez pour moi.

KROGSTAD (les mains crispées)
Ah ! C'est ainsi !… et tout cela, ce n'était qu'une question d'argent.

MADAME LINDE
Vous ne devez pas oublier que j'avais alors la charge d'une mère et de deux petits frères. Nous ne pouvions pas vous attendre : vous n'aviez alors que des perspectives si lointaines.

KROGSTAD
Admettons : cependant vous n'aviez pas le droit de me repousser pour un autre.

MADAME LINDE
Je ne sais pas. Je me suis souvent demandé cela.

KROGSTAD (baissant la voix.)
Quand je vous ai perdue, c'est comme si le sol s'était dérobé sous mes pieds. Regardez-moi : je suis comme un naufragé cramponné à une épave.

MADAME LINDE
Le salut n'est peut-être pas loin.

KROGSTAD
Il était là, et vous êtes venue me l'enlever.

MADAME LINDE
Cela a été à mon insu, Krogstad. Aujourd'hui seulement j'ai appris que c'était vous que j'allais remplacer à la banque.

KROGSTAD
Je vous crois puisque vous me le dites. Mais maintenant que vous le savez, vous n'y renoncerez pas ?

MADAME LINDE
Non : cela ne vous servirait à rien.

KROGSTAD
Ah, bah !… je le ferais tout de même à votre place.

MADAME LINDE
J'ai appris à agir raisonnablement. La vie me l'a enseigné, et la dure nécessité.

KROGSTAD
Et moi, la vie m'a appris à ne pas me fier aux paroles.

MADAME LINDE
En cela elle vous a donné une très sage leçon. Mais les actions, vous vous y fiez pourtant ?

KROGSTAD
Que voulez vous dire ?

MADAME LINDE
Vous êtes, avez-vous dit, un naufragé cramponné à une épave.

KROGSTAD
J'ai de bonnes raisons pour parler ainsi.

MADAME LINDE
Et moi aussi, je suis une naufragée cramponnée à une épave : personne à qui me dévouer, personne qui ait besoin de moi.

KROGSTAD
Vous l'avez voulu.

MADAME LINDE
Je n'avais pas le choix.

KROGSTAD
Où voulez-vous en venir ?

MADAME LINDE
Si ces deux naufragés se tendaient la main ? Qu'en pensez-vous, Krogstad ?

KROGSTAD
Que dites-vous là ?

MADAME LINDE
Ne vaut-il pas mieux se réunir sur la même épave ?

KROGSTAD
Kristine !

MADAME LINDE
Quelle est, croyez-vous, la raison qui m'a amenée ici ?

KROGSTAD
Auriez-vous pensé à moi ?

MADAME LINDE
Il me faut travailler pour pouvoir supporter l'existence. Tous les jours de la vie, aussi loin que vont mes souvenirs, je les ai passés au travail. C'était ma meilleure et mon unique joie. Maintenant, me voici seule au monde ; je sens un abandon, un vide affreux. Ne songer qu'à soi, cela détruit tout le charme du travail. Voyons, Krogstad, trouvez-moi pour qui et pour quoi travailler.

KROGSTAD
Je ne vous crois pas : il n'y a là qu'un orgueil de femme qui s'exalte et veut se sacrifier.

MADAME LINDE
M'avez-vous jamais connue exaltée ?

KROGSTAD
Pourriez-vous vraiment faire ce que vous dites ? Avez-vous connaissance de tout mon passé ?

MADAME LINDE
Oui.

KROGSTAD
Vous connaissez ma réputation, ce qu'on dit de moi ?

MADAME LINDE
Si je vous ai bien compris tout à l'heure, vous pensez que j'aurais pu vous sauver.

KROGSTAD
J'en suis certain.

MADAME LINDE
N'est-ce pas à refaire ?

KROGSTAD
Kristine ! Vous avez bien réfléchi à ce que vous dites ? Oui, je le vois à votre visage. Ainsi, vous auriez le courage ?…

MADAME LINDE
J'ai besoin de quelqu'un à qui tenir lieu de mère, et vos enfants ont besoin d'une mère. Nous aussi, nous sommes poussés l'un vers l'autre. J'ai foi en ce qui gît au fond de vous, Krogstad… avec vous, rien ne me fera peur.

KROGSTAD (lui saisissant les mains)
Merci, Kristine, merci… maintenant il s'agit de me relever aux yeux du monde et je saurai le faire. Ah, mais j'oubliais…

MADAME LINDE (écoutant.)
Chut ! La tarentelle ! Sortez, sortez vite

KROGSTAD
Pourquoi cela ?

MADAME LINDE
Vous entendez cette musique : la danse finie, ils vont rentrer.

KROGSTAD
Allons, je m'en vais. D'autant plus que cela ne sert à rien : vous ignorez, bien entendu, ma démarche contre les Helmer.

MADAME LINDE
Vous vous trompez, Krogstad : je la connais.

KROGSTAD
Et vous aviez le courage de…

MADAME LINDE
Je sais où le désespoir peut pousser un homme comme vous.

KROGSTAD
Oh, si je pouvais revenir en arrière !

MADAME LINDE
Vous le pouvez : votre lettre est encore là, dans la boîte.

KROGSTAD
Vous en êtes sûre ?

MADAME LINDE
Je le sais ; mais…

KROGSTAD (la dévisageant)
Est-ce là l'explication ? Vous vouliez sauver votre amie à tout prix. Vous feriez mieux de l'avouer franchement. Est-ce vrai ?

MADAME LINDE
Ecoutez, Krogstad : quand on s'est une fois vendue pour sauver quelqu'un, on ne recommence plus.

KROGSTAD
Je vais redemander ma lettre.

MADAME LINDE
Mais non.

KROGSTAD
Mais si, cela va de soi : j'attends la rentrée de Helmer et je lui dis que je veux ravoir ma lettre… qu'elle ne traite que de mon congé… qu'il n'a que faire de la lire…

MADAME LINDE
Non, Krogstad, vous ne redemanderez pas cette lettre.

KROGSTAD
Mais cependant… n'est-ce pas pour cela, à vrai dire, que vous m'avez fait venir ici ?

MADAME LINDE
Si, dans le premier moment d'alarme. Mais vingt-quatre heures ont passé, et pendant ce temps j'ai vu se passer ici des choses incroyables. Il faut que Helmer sache tout : ce fatal mystère doit se dissiper. Il faut qu'ils s'expliquent: assez de cachotteries et de faux-fuyants.

KROGSTAD
Bien, si vous le prenez sur vous… Mais il y a une chose que je peux faire en tout cas et qu'il faut faire de suite…

MADAME LINDE (écoutant)
Dépêchez-vous ! Partez !… La danse est finie : nous ne sommes plus en sûreté.

KROGSTAD
Je vous attends en bas.

MADAME LINDE
Bien : vous m'accompagnerez jusqu'à ma porte.

KROGSTAD
Je n'ai jamais été aussi heureux.
(Il sort par la porte d'entrée. Celle de l'antichambre reste ouverte.)

MADAME LINDE (Elle range un peu le salon, et prépare son manteau et son chapeau.)
Quel avenir, quelle perspective nouvelle ! Je sais pour qui travailler, pour qui vivre, je vais avoir une famille à choyer. Ah ! c'est que je vais m'y mettre. Qu'ils se dépêchent donc ! (Écoutant.) Ah ! les voici : vite le manteau.

(Elle prend son chapeau et son manteau. On entend les voix de HELMER et de NORA; une clef tourne et HELMER fait entrer NORA presque de force. Elle est en costume italien, enveloppée dans un grand châle noir, lui en habit de soirée, un domino noir sur les épaules.)

NORA (à l'entrée, résistant)
Non, non, non, je ne veux pas rentrer ; je veux remonter, je ne veux pas me retirer si tôt.

HELMER
Voyons, chère Nora…

NORA
Ah ! je t'en prie, Torvald, je t'en supplie… Rien qu'une heure encore !

HELMER
Pas une minute, chère petite Nora. Tu sais nos conventions. Allons, entre, tu prends froid dehors.
(Il la fait entrer malgré sa résistance.)

MADAME LINDE
Bonsoir.

NORA
Kristine !

HELMER
Quoi, c'est madame Linde ? Vous ici, si tard ?

MADAME LINDE
Excusez-moi : j'avais une telle envie de voir Nora dans ses beaux atours.

NORA
Tu m'as attendue ici tout ce temps ?

MADAME LINDE
Oui, je suis venue malheureusement trop tard, tu étais déjà montée et je n'ai pas voulu partir sans t'avoir vue.

HELMER (enlevant le châle de NORA)
En ce cas, regardez-la bien. Je pense qu'elle en vaut la peine. Elle est jolie, n'est-il pas vrai, madame Linde ?

MADAME LINDE
Oui, vraiment.

HELMER
Merveilleusement jolie, n'est-ce pas ? C'était aussi l'avis de tout le monde, là-haut. Mais qu'il est entêté, ce cher petit être ! Que faire contre cela ? Croiriez-vous que j'ai dû presque employer la force pour qu'elle quitte le bal ?

NORA
Ah, Torvald ! tu te repentiras de ne pas m'avoir accordé ne fût-ce qu'une demi-heure.

HELMER
Vous entendez, madame. Elle danse sa tarentelle, elle a un succès fou et bien mérité, bien qu'elle y ait peut-être mis trop de naturel, je veux dire un peu plus que ne le comportaient strictement les exigences de l'art. Mais enfin, le principal est qu'elle a eu du succès, un succès colossal. Devais-je la laisser rester après cela ? Cela aurait diminué l'effet. Merci bien ! j'ai pris le bras de ma jolie fillette de Capri — de ma capricieuse fillette de Capri pourrais-je dire — ; vite le tour de la salle ; des saluts à droite et à gauche et, comme on dit dans les romans… la belle ombre s'est évanouie. Il faut toujours de l'effet dans les dénouements, madame Linde, mais c'est ce que je ne peux pas faire comprendre à Nora. Ouf! qu'il fait chaud ici. (Il jette son domino sur une chaise et ouvre la porte de son cabinet de travail.) Comment ? Il n'y a pas de lumière ? Ah ! c'est vrai. Excusez-moi.
(Il entre et allume deux bougies.)

NORA (très bas, précipitamment)
Eh bien ?

MADAME LINDE (bas)
Je lui ai parlé.

NORA
Alors…

MADAME LINDE
Nora… il faut tout dire à ton mari.

NORA (d'une voix mourante)
Je le savais.

MADAME LINDE
Tu n'as rien à craindre de Krogstad, mais il faut que tu parles.

NORA
Je ne parlerai pas.

MADAME LINDE
C'est donc la lettre qui parlera pour toi.

NORA
Merci, Kristine ; je sais maintenant ce qu'il me reste à faire. Chut !…

HELMER (rentrant)
Eh bien, madame, l'avez-vous bien admirée ?

MADAME LINDE
Oui ; et maintenant je vais vous souhaiter la bonne nuit.

HELMER
Déjà ? C'est à vous ce petit ouvrage ?

MADAME LINDE (prenant un bout d'ouvrage tricoté que HELMER lui tend)
Merci ; j'allais l'oublier.

HELMER
Vous tricotez donc ?

MADAME LINDE
Certainement.

HELMER
Hé bien ! vous devriez faire de la broderie.

MADAME LINDE
Vraiment ? Pourquoi cela ?

HELMER
C'est plus joli. Regardez : on tient la broderie de la main gauche comme ceci, et on fait aller l'aiguille de la main droite, comme cela… vous voyez cette courbe qui se forme, longue et légère ; pas vrai ?…

MADAME LINDE
C'est bien possible…

HELMER
Tandis que tricoter… cela ne peut jamais être que laid. Regardez les bras collés au corps… les aiguilles allant de bas en haut et de haut en bas… il y a là quelque chose de chinois… Ah ! quel enivrant champagne on a servi !

MADAME LINDE
Bonsoir, Nora, et ne sois plus entêtée.

HELMER
Bien parlé, madame Linde.

MADAME LINDE
Bonsoir, monsieur le directeur.

HELMER (la reconduisant jusqu'à la porte)
Bonsoir, bonsoir : vous retrouverez votre chemin, j'espère. Je voudrais bien… mais c'est si près. Bonsoir, bonsoir. (Elle sort, il referme la porte derrière elle et revient.) Très bien ! la voilà partie enfin. Elle est joliment ennuyeuse, cette femme.

NORA
N'es-tu pas très fatigué, Torvald ?

HELMER
Non, pas le moins du monde.

NORA
Tu n'as pas sommeil non plus ?

HELMER
Pas du tout : je me sens au contraire très éveillé. Mais toi ? En effet, tu as l'air d'être fatiguée et d'avoir sommeil.

NORA
Oui, je suis très fatiguée. Maintenant je sens que je dormirai bientôt.

HELMER
Tu vois bien. J'avais raison de ne pas vouloir rester plus longtemps.

NORA
Tu as toujours raison dans tout ce que tu fais.

HELMER (la baisant au front)
Voici que l'alouette commence à parler comme un être humain. Mais, dis-moi, as-tu remarqué comme Rank était gai ce soir ?

NORA
Vraiment ? Je n'ai pas eu l'occasion de lui parler.

HELMER
Moi non plus ; mais il y a longtemps que je ne l'avais vu de si bonne humeur. (Il la regarde un instant, puis se rapproche.) Hum… que c'est bon pourtant d'être rentré chez soi, d'être seul avec toi… Oh la jolie, l'enivrante petite femme que tu es !

NORA
Ne me regarde pas comme cela, Torvald.

HELMER
Je ne regarderais pas mon plus cher trésor ! Cette splendeur qui est à moi, rien qu'à moi, toute à moi !

NORA (gagnant l'autre côté de la table)
Il ne faut pas me parler comme cela ce soir.

HELMER (la suivant)
Tu as encore de la tarentelle dans le sang, à ce que je vois. Et tu n'en es que plus séduisante. Ecoute ! Voici les invités qui s'en vont. (Plus bas.) Nora, bientôt tout se taira dans la maison.

NORA
Oui, j'espère.

HELMER
N'est-ce pas, ma Nora bien-aimée ? Oh ! quand nous sommes dans le monde comme ce soir… sais-tu pourquoi je te parle si peu, pourquoi je me tiens éloigné de toi, me contentant de te jeter quelquefois un regard à la dérobée, sais-tu pourquoi ? C'est que j'aime à me figurer que tu es mon amour secret, ma jeune, ma mystérieuse fiancée et que tous ignorent nos liens.

NORA
Oui, oui, oui, je sais bien que toutes tes pensées vont à moi.

HELMER
Et au départ, quand je pose le châle sur tes épaules fines et juvéniles, que je voile cette nuque merveilleuse, je me figure que tu es ma jeune épousée, que nous revenons des noces, que, pour la première fois, je te conduis chez moi et qu'enfin nous allons être seuls… je vais être seul avec toi, ma jeune beauté frissonnante ! Durant toute cette soirée, je n'ai fait que soupirer après toi. Quand je t'ai vue dans la tarentelle poursuivre et provoquer… j'ai senti bouillir mon sang, je n'y tenais plus, et c'est pour cela que je t'ai entraînée si tôt…

NORA
Va-t'en, Torvald. Il faut me quitter. Je ne veux pas de cela.

HELMER
Qu'est-ce à dire ? Tu te moques de moi, petite Nora. Tu ne veux pas, dis-tu ? Ne suis-je pas ton mari ?…
(On frappe à la porte d'entrée.)

NORA (tressaillant)
As-tu entendu ?…

HELMER (passant dans l'antichambre)
Qui est là ?

RANK (du dehors)
C'est moi. Puis-je entrer un moment ?

HELMER (d'un ton maussade)
Qu'est-ce qu'il veut donc, celui-là ? (Haut.) Attends un peu. (Il va ouvrir.) Allons, c'est gentil à toi de ne pas passer devant notre porte sans frapper.

RANK
J'ai cru entendre ta voix ; alors j'ai voulu entrer un instant. (Jetant un coup d'œil autour de lui.) Le voici donc, ce foyer si cher, si familier. Chez vous, c'est la paix et le bien-être, que vous êtes heureux !

HELMER
Tu ne paraissais pas te déplaire là-haut non plus.

RANK
Je m'y plaisais extrêmement. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas jouir de tout ici-bas ? Au moins autant et aussi longtemps qu'on peut. Le vin était exquis…

HELMER
Le champagne surtout.

RANK
Tu l'as remarqué aussi ? C'est incroyable ce que j'en ai bu.

NORA
Torvald aussi a pris beaucoup de champagne ce soir.

RANK
Vraiment ?

NORA
Oui, et cela le rend toujours si drôle.

RANK
Eh bien, pourquoi ne passerait-on pas une bonne soirée après une journée bien employée ?

HELMER
Bien employée ? Je ne peux malheureusement pas m'en vanter aujourd'hui.

RANK (lui tapant sur l'épaule)
Mais je m'en vante, moi, sais-tu !

NORA
Docteur Rank, vous avez dû étudier quelque cas scientifique, aujourd'hui.

RANK
Justement.

HELMER
Tiens, tiens, la petite Nora qui parle de cas scientifiques !

NORA
Et peut-on vous féliciter du résultat ?

RANK
Certainement oui.

NORA
Un succès ?

RANK
Le meilleur pour le médecin, comme pour le malade : la certitude.

NORA (vivement, le scrutant des yeux)
La certitude ?

RANK
Une certitude entière. N'avais-je pas droit à une joyeuse soirée après cela ?

NORA
Sans doute, docteur.

HELMER
C'est également mon avis : pourvu que tu ne t'en repentes pas demain.

RANK
Tout se paie dans cette vie.

NORA
Docteur… vous devez bien aimer les bals masqués.

RANK
Oui, quand on y rencontre beaucoup de costumes grotesques.

NORA
Voyons : quel costume mettrons-nous la prochaine fois, vous et moi ?

HELMER
La petite folle ! Elle songe déjà au prochain bal.

RANK
Vous et moi ? Je vais vous dire : vous serez en mascotte.

HELMER
Très bien, mais trouve un joli costume de mascotte.

RANK
Que ta femme se montre telle que nous la voyons tous les jours.

HELMER
Bien trouvé ! Mais toi, as-tu une idée de ton propre costume ?

RANK
Quant à cela, mon cher ami, c'est bien arrêté.

HELMER
Voyons.

RANK
Au prochain bal masqué, je serai invisible.

HELMER
Quelle farce !

RANK
Il y a un grand chapeau… As-tu entendu parler d'un chapeau qui rend invisible ? On le met sur sa tête et personne ne vous voit.

HELMER (réprimant un sourire)
Bien, bien, tu as raison.

RANK
Mais j'oublie entièrement pourquoi je suis venu. Helmer, donne-moi un cigare, un de tes havanes foncés.

HELMER
Avec le plus grand plaisir.
(Il lui présente l'étui.)

RANK (prenant un cigare et coupant la pointe)
Merci.

NORA (frottant une allumette)
Laissez-moi vous offrir du feu.

RANK
Merci. (Elle approche l'allumette ; il allume le cigare.) Et maintenant, adieu !

HELMER
Adieu, adieu, mon cher ami.

NORA
Dormez bien, docteur Rank.

RANK
Je vous remercie pour ce souhait.

NORA
Souhaitez-moi la même chose.

RANK
À vous ? Allons ! puisque vous le voulez… Dormez bien. Et merci pour le feu.
(Il les salue d'un signe de tête et sort.)

HELMER (contenant sa voix)
Il avait joliment bu.

NORA (distraite)
Peut-être bien…
(HELMER sort les clefs de sa poche et passe dans l'antichambre.)

NORA
Torvald, que vas-tu faire ?

HELMER
Je veux vider la boîte aux lettres : elle est toute pleine ; il n'y aura pas de place pour les journaux demain matin…

NORA
Tu veux travailler cette nuit ?

HELMER
Tu sais bien que non… Qu'est-ce à dire ? On a touché à la serrure.

NORA
À la serrure ?…

HELMER
Il n'y a pas de doute. Qu'est-ce que cela peut signifier ? Je ne peux croire que les bonnes ?… Voici un bout d'épingle à cheveux. Nora, c'est une de tes épingles.

NORA (vivement)
Ce sont peut-être les enfants…

HELMER
Tu devrais vraiment leur ôter cette habitude. Hum, hum… allons, la voici ouverte tout de même. (Il prend le contenu de la boîte et appelle.) Hélène ?… Hélène ! éteignez la lampe de l'entrée.
(Il rentre et ferme la porte de l'antichambre.)

HELMER (tenant les lettres)
Regarde : comme il y en a. (Il examine les enveloppes.) Qu'est-ce que c'est que cela ?

NORA (à la fenêtre)
Cette lettre ! Non, non, Torvald !

HELMER
Deux cartes de visite… de Rank.

NORA
Du docteur ?

HELMER (les regardant)
Rank, docteur en médecine. Elles étaient sur les lettres… il les aura jetées en sortant.

NORA
Y a-t-il quelque chose d'écrit ?

HELMER
Il y a une grande croix au-dessus du nom. Regarde. Quelle vilaine plaisanterie ! C'est comme s'il faisait part de sa propre mort.

NORA
C'est ce qu'il fait en réalité.

HELMER
Quoi ? Que sais-tu ? T'aurait-il dit quelque chose ?

NORA
Oui. Les cartes signifient qu'il a pris congé de nous pour toujours. Il veut s'enfermer et mourir.

HELMER
Mon pauvre ami ! Je savais que je ne le garderais pas longtemps. Mais si tôt que cela. Et il va se cacher, comme un animal blessé.

NORA
Si cela doit se faire, il vaut mieux que cela se fasse sans une parole. N'est-ce pas, Torvald ?

HELMER (arpentant le salon)
Il était devenu membre de la famille. Je ne puis me le représenter parti. Avec ses souffrances, avec son humeur solitaire, il constituait comme un fond d'ombre au tableau ensoleillé de notre bonheur… Allons, cela vaut peut-être mieux. Du moins pour lui. (Il s'arrête.) Et peut-être aussi pour nous, Nora. Maintenant, nous voici exclusivement voués l'un à l'autre. (Il la prend dans ses bras.) Ah ! ma bien-aimée, ma femme ; je ne te serrerai jamais assez étroitement. Tu sais, Nora… souvent je te voudrais menacée d'un danger, pour pouvoir exposer ma vie, donner mon sang, risquer tout, tout pour te protéger.

NORA (se dégageant d'une voix ferme et résolue)
Maintenant, lis tes lettres, Torvald.

HELMER
Non, non, pas cette nuit… Je veux rester avec toi, ma chère, chère petite femme.

NORA
Avec l'idée de ce mort, de ton ami ?…

HELMER
Tu as raison. Cela nous a remué tous les deux. Quelque chose de laid s'est glissé entre nous : l'idée de la mort et de la dissolution. Il faut que nous cherchions à nous en affranchir. Jusque-là… Nous allons nous retirer chacun chez soi.

NORA (se jetant à son cou)
Bonsoir, Torvald… bonsoir !

HELMER (la baisant au front)
Bonsoir, mon petit oiseau chanteur. Dors en paix, Nora. Je vais parcourir les lettres.
(Il passe dans son bureau, emportant les lettres, et referme la porte derrière lui.)

NORA (tâtonnant autour d'elle, les yeux hagards, saisit le domino de HELMER et s'en enveloppe, en disant d'une voix brève, râlante, saccadée.)
Ne plus jamais le revoir. Jamais, jamais, jamais. (Elle met son châle sur la tête.) Et les enfants : ne plus les revoir, eux non plus. Oh ! cette eau glacée, noire. Oh, cette chose… cette chose sans fond… Ah ! si seulement c'était déjà fini ! Maintenant il la prend, il la lit. Non, non, pas encore. Adieu, Torvald, toi et les enfants.

(Elle se précipite vers la porte d'entrée. Au même moment HELMER ouvre violemment celle de son bureau et paraît, une lettre dépliée à la main.)

HELMER
Nora !

NORA (jetant un cri perçant)
Ah !

HELMER
Que veut dire ?… Sais-tu ce que contient cette lettre ?

NORA
Oui, je le sais. Laisse-moi partir ! Laisse-moi m'en aller !

HELMER (la retenant)
Où vas-tu ?

NORA (essayant de se dégager)
Tu ne me sauveras pas, Torvald.

HELMER (se reculant)
C'est donc vrai ! Cette lettre dit vrai ? Horreur ! Non, non, c'est impossible, cela ne se peut pas.

NORA
C'est la vérité. Je t'ai aimé plus que tout au monde.

HELMER
Ah, trêve de niaiseries !

NORA (faisant un pas vers lui)
Torvald !…

HELMER
Malheureuse ! qu'as-tu osé faire ?

NORA
Laisse-moi partir. Tu ne porteras pas le poids de ma faute, tu ne répondras pas pour moi.

HELMER
Pas de comédies ! (Il ferme la porte de l'antichambre.) Tu resteras là, et tu me rendras compte de tes actes. Comprends-tu ce que tu as fait ? Dis, le comprends-tu ?

NORA (le regarde avec une raideur croissante dans l'expression et dit d'une voix mate.)
Oui, maintenant je commence à comprendre le fond des choses.

HELMER (marchant, agité, à travers le salon)
Oh ! le terrible réveil ! Huit années durant… elle, ma joie et mon orgueil… une hypocrite, une menteuse… pire que cela, une criminelle ! Quel abîme de laideur que tout cela ! Ah ! l'horreur !
(Nora muette, continue à le regarder fixement.)

HELMER (s'arrêtant devant elle)
J'aurais dû pressentir qu'il arriverait quelque chose de ce genre. J'aurais dû prévoir cela. Avec la légèreté de principes de ton père… Silence ! et ces principes, tu en as hérité. Absence de religion, absence de morale, absence de tout sentiment de devoir… Oh ! que je suis puni d'avoir jeté un voile sur sa conduite. C'est pour toi que je l'ai fait. Et voilà comment tu me récompenses.

NORA
Oui, voilà.

HELMER
Maintenant tu as détruit mon bonheur, tu as anéanti tout mon avenir. Je ne puis y penser sans frémir. Me voici dans les mains d'un homme sans scrupules : il peut faire de moi tout ce qu'il veut, me demander quoi que ce soit, commander, ordonner à sa guise, sans que j'ose souffler mot. Ainsi je puis être réduit à rien, coulé à fond par la légèreté d'une femme.

NORA
Quand j'aurai quitté ce monde, tu seras libre.

HELMER
Ah ! pas de grands mots. Ton père aussi en avait toute une provision. À quoi cela me servirait-il, si tu quittais ce monde, comme tu dis ? À rien. Il pourrait ébruiter la chose malgré cela, et, en ce cas, on me soupçonnerait peut-être d'avoir été complice de ta criminelle action. On pourrait croire que j'en ai été l'instigateur, que c'est moi qui t'ai poussée. Et c'est à toi que je dois cela, à toi, que j'ai portée sur les bras à travers toute notre vie commune. Comprends-tu maintenant ce que tu as fait ?

NORA (calme et froide)
Oui.

HELMER
Tout cela est si incroyable que je ne m'y retrouve pas. Mais il faut aviser. Ote ce châle. Ôte-le, te dis-je ! Il faut que je le contente d'une façon ou d'une autre. Il s'agit d'étouffer l'affaire à tout prix. Et, en ce qui concerne notre intérieur, rien ne doit sembler changé entre nous. Il ne s'agit, bien entendu, que des apparences. Tu continueras donc à demeurer ici : cela va sans dire. Mais il te sera interdit d'élever les enfants… je n'ose pas te les confier. Ah ! devoir parler ainsi à celle que j'ai tant aimée et qui encore… ! Allons, tout cela est passé, il le faut. Dorénavant il ne s'agit plus de bonheur. Mais uniquement de sauver des restes, des débris, des apparences…
(On sonne à la porte d'entrée.)

HELMER (tressaillant)
Qu'est-ce que c'est ? Si tard ! Horreur ! Serait-ce déjà ?… Aurait-il ?… Cache-toi, Nora ! Dis-toi malade.
(NORA ne bouge pas. HELMER va ouvrir la porte.)

LA BONNE (à moitié dévêtue, dans l'antichambre)
Une lettre pour Madame.

HELMER
Donnez-la-moi. (Il saisit la lettre et ferme la porte.) Oui, elle est bien de lui. Tu ne l'auras pas. Je veux la lire moi-même.

NORA
Lis.

HELMER (s'approchant de la lampe)
J'en ai à peine le courage. Peut-être sommes-nous pris l'un et l'autre. Non, il faut que je le sache. (Il ouvre vivement la lettre, parcourt quelques lignes, examine un papier inclus dans l'enveloppe et pousse un cri de joie.) Nora !
(NORA l'interroge du regard.)

HELMER
Nora !… Non, relisons encore !… C'est bien cela ! Je suis sauvé ! Nora, je suis sauvé !

NORA
Et moi ?

HELMER
Toi aussi, bien entendu. Nous sommes sauvés l'un et l'autre. Regarde. Il te restitue ton reçu. Il regrette, dit-il, il se repent… un heureux événement venant à changer son existence… ah ! peu importe ce qu'il écrit. Nous sommes sauvés, Nora ! Personne ne peut plus te nuire. Ah ! Nora, Nora… non, détruisons d'abord toutes ces horreurs. Laisse-moi voir… (Il jette un coup d'œil sur le reçu.) Non, je ne veux plus rien voir ; j'aurai fait un mauvais rêve : voilà tout. (Il déchire les deux lettres et le reçu, jette le tout dans la cheminée et regarde brûler le papier.) Tiens ! tout a disparu. Il t'écrivait que, depuis la veille de Noël, tu… Oh ! ces trois jours, quelle épreuve cela a dû être pour toi, Nora !

NORA
J'ai soutenu une lutte violente durant ces trois jours.

HELMER
Et tu t'es désespérée ; tu ne voyais pas d'autre issue que… Non, nous ne garderons plus aucun souvenir de tous ces dégoûts. Nous allons fêter notre délivrance en répétant sans cesse : C'est fini, c'est fini. Ecoute-moi donc, Nora ; tu ne parais pas comprendre : c'est fini. Mais que veut dire cette raideur ? Oh ! ma pauvre petite Nora, je comprends… Tu sembles ne pas croire que je t'ai pardonné. C'est pourtant vrai, Nora ; je te le jure : tout est pardonné. Je sais bien que ce que tu as fait, tu l'as fait par amour pour moi.

NORA
C'est vrai.

HELMER
Tu m'as aimé comme une femme doit aimer son mari. Seulement, ce qui t'échappait, c'est le choix des moyens. Mais crois-tu que tu me sois moins chère, parce que tu ne peux pas te guider toi-même ? Non, non, appuie-toi sur moi : tu trouveras aide et direction. Je ne serais pas un homme si cette infirmité féminine ne te rendait pas doublement séduisante à mes yeux. Oublie les dures paroles que je t'ai dites dans les premiers moments d'effroi, quand je croyais que tout allait s'écrouler sur moi. Je t'ai pardonné, Nora, je te jure que je t'ai pardonné.

NORA
Je te remercie de ton pardon.
(Elle son par la porte de droite.)

HELMER
Non, reste ici… (Il la suit des yeux.) Pourquoi te diriges-tu vers l'alcôve?

NORA (de sa chambre)
Pour ôter ce costume de mascarade.

HELMER (près de la porte restée ouverte)
Bien, repose-toi, essaie de calmer ton esprit, de te remettre de cette alerte, petit oiseau effarouché. Repose en paix, j'ai de larges ailes pour te protéger. (Marchant, sans s'éloigner de la porte.) Oh, que nous avons un calme et charmant foyer, Nora ! Ici tu es à l'abri : je te garderai comme une colombe que j'aurais recueillie, après l'avoir retirée saine et sauve des griffes du vautour. Je saurai apaiser ton pauvre cœur qui palpite. Peu à peu j'y réussirai, crois-moi, Nora. Demain, tout cela t'apparaîtra sous un autre jour ; tout redeviendra comme par le passé ; je n'aurai pas besoin de t'affirmer sans cesse que je t'ai pardonné ; tu le sentiras toi-même, à n'en pas douter. Comment peux-tu croire que j'aille te repousser ou même te faire des reproches ? Ah ! tu ne sais pas ce que c'est qu'un vrai cœur d'homme, Nora. Il y a pour un homme une telle douceur, un si grand contentement dans la conscience, d'avoir pardonné vraiment à sa femme, de lui avoir pardonné dans le fond de son cœur. C'est comme une seconde possession, comme une création nouvelle ; ce n'est plus sa femme seulement qu'on voit dans l'être pardonné, c'est aussi son enfant. C'est ainsi que tu me paraîtras à l'avenir, petite créature effarée, sans boussole. Ne t'inquiète de rien, Nora ; sois seulement franche envers moi, et je te tiendrai lieu de volonté et de conscience. Qu'est-ce à dire ? Tu n'es pas couchée ? Tu t'es rhabillée ?

NORA (qui a remis sa robe de tous les jours)
Oui, Torvald, je me suis rhabillée.

HELMER
Pourquoi cela, à cette heure ?

NORA
Cette nuit je ne compte pas dormir.

HELMER
Mais, ma chère Nora…

NORA (regardant sa montre)
Il n'est pas si tard encore. Assieds-toi, Torvald. Nous avons à parler.

HELMER
Nora… qu'est-ce que cela signifie ? Cet air de raideur…

NORA
Assieds-toi. L'entretien sera long. Nous avons beaucoup à nous dire.

HELMER (s'asseyant vis-à-vis d'elle)
Tu m'inquiètes, Nora. Je ne te comprends pas.

NORA
Tu dis vrai : tu ne me comprends pas. Et moi aussi, je ne t'ai jamais compris… avant ce soir. Ne m'interromps pas. Écoute ce que je te dis… Il s'agit de régler nos comptes.

HELMER
Comment l'entends-tu ?

NORA (après un instant de silence)
Nous voici là, l'un en face de l'autre. N'es-tu pas frappé d'une chose ?

HELMER
Que veux-tu dire ?

NORA
Voilà huit ans que nous sommes mariés. Réfléchis un peu : n'est-ce pas la première fois que nous deux, tels que nous sommes, mari et femme, nous discutons sérieusement ?

HELMER
Sérieusement, oui… Qu'est-ce que cela veut dire ?

NORA
Huit années ont passé… et même plus, en comptant depuis notre première rencontre, et nous n'avons jamais échangé une parole sérieuse sur un sujet grave.

HELMER
Aurais-je dû t'initier sans cesse à mes soucis que tu n'aurais pas pu soulager ?

NORA
Je ne parle pas de soucis. Je veux dire que jamais, en quoi que ce soit, nous n'avons cherché en commun à voir au fond des choses.

HELMER
Mais voyons, ma chère Nora : était-ce là une occupation pour toi ?

NORA
Nous y voilà ! Tu ne m'as jamais comprise… On a été très injuste envers moi, Torvald : papa d'abord, toi ensuite.

HELMER
Quoi ? Nous deux !… Mais qui donc t'a aimée autant que nous ?

NORA (secouant la tête.)
Vous ne m'avez jamais aimée. Il vous a semblé amusant d'être en adoration devant moi, voilà tout.

HELMER
Voyons, Nora, que veut dire ce langage ?

NORA
C'est ainsi, Torvald : quand j'étais chez papa, il m'exposait ses idées et je les partageais. Si j'en avais d'autres, je les cachais. Il n'aurait pas aimé cela. Il m'appelait sa petite poupée et jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées. Puis je suis venue chez toi…

HELMER
Tu as de singulières expressions pour parler de notre mariage.

NORA (sans changer de ton)
Je veux dire que, des mains de papa, je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût et ce goût je le partageais, ou bien je faisais semblant, je ne sais pas au juste ; l'un et l'autre peut-être, tantôt ceci, tantôt ça. En jetant maintenant un regard en arrière, il me semble que j'ai vécu ici comme vivent les pauvres gens… au jour le jour. J'ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi, Torvald. Mais cela te convenait. Toi et papa, vous avez été bien coupables envers moi. À vous la faute, si je ne suis bonne à rien.

HELMER
Tu es absurde, Nora, absurde et ingrate. N'as-tu pas été heureuse ici ?

NORA
Jamais. J'ai cru l'être, mais je ne l'ai jamais été.

HELMER
Tu n'as pas… tu n'as pas été heureuse !

NORA
Non : j'ai été gaie, voilà tout. Tu étais si gentil envers moi : mais notre maison n'a pas été autre chose qu'une salle de récréation. J'ai été poupée-femme chez toi, comme j'avais été poupée-enfant chez papa. Et nos enfants, à leur tour, ont été mes poupées à moi. Je trouvais drôle quand tu jouais avec moi, comme ils trouvaient drôle quand je jouais avec eux. Voilà ce qu'a été notre union, Torvald.

HELMER
Il y a quelque chose de vrai dans ce que tu dis… bien que tu exagères et amplifies beaucoup. Mais à l'avenir cela changera. Le temps de la récréation est passé, maintenant vient celui de l'éducation.

NORA
L'éducation de qui, la mienne ou celle des enfants ?

HELMER
L'une et l'autre, chère Nora.

NORA
Hélas ! Torvald, tu n'es pas homme à m'élever pour faire de moi la véritable épouse qu'il te faut.

HELMER
C'est toi qui dis cela ?

NORA
Et moi… comment suis-je préparée à élever les enfants ?

HELMER
Nora !

NORA
Ne le disais-tu pas tout à l'heure… que c'est une tâche que tu n'oses me confier ?

HELMER
Je l'ai dit dans un instant d'irritation. Vas-tu maintenant relever cela ?

NORA
Mon Dieu ! tu l'as très bien dit. C'est pour moi une tâche hors de portée. Il en est une autre dont je dois m'acquitter d'abord. Je veux songer avant tout à m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter cette tâche. Elle ne relève que de moi. Voilà pourquoi je vais te quitter.

HELMER (se levant d'un bond)
Que dis-tu là ?

NORA
Il me faut être seule pour prendre conscience de moi-même et de tout ce qui m'entoure. Aussi je ne peux pas rester avec toi.

HELMER
Nora ! Nora !

NORA
Je veux m'en aller tout de suite. Je trouverai bien un abri chez Kristine cette nuit…

HELMER
Tu perds l'esprit ! Tu n'as pas le droit de t'en aller. Je te le défends.

NORA
Tu ne peux rien me défendre désormais. J'emporte tout ce qui est à moi. De toi je ne veux rien tenir, ni maintenant ni jamais.

HELMER
Que veut dire cette folie ?

NORA
Demain je partirai chez moi ; je parle de mon pays d'origine… J'y trouverai plus facilement de quoi vivre.

HELMER
Aveugle que tu es, pauvre être sans expérience !

NORA
L'expérience, ça s'acquiert, Torvald.

HELMER
Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants ! Tu ne songes pas à ce qu'on en dira ?

NORA
Je ne peux m'arrêter à cela. Je sais seulement que, pour moi, c'est indispensable.

HELMER
Ah ! c'est révoltant ! Ainsi tu trahirais tes devoirs les plus sacrés ?

NORA
Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés ?

HELMER
Ai-je besoin de te le dire ? Tes devoirs envers ton mari et tes enfants, n'est-ce pas ?

NORA
J'en ai d'autres tout aussi sacrés.

HELMER
Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs ?

NORA
Mes devoirs envers moi-même.

HELMER
Avant tout, tu es épouse et mère.

NORA
Je n'y crois plus… Je crois qu'avant tout je suis un être humain, au même titre que toi… ou au moins que je dois essayer de le devenir. Je sais que la plupart des hommes te donneront raison, Torvald, et que ces idées-là sont imprimées dans les livres. Mais ce que disent les hommes et ce qu'on imprime dans les livres ne me suffit plus. Il faut que je me fasse moi-même des idées là-dessus, et que j'essaie de me rendre compte de tout.

HELMER
Quoi ! tu ne te rendrais pas compte de ta place au foyer ? N'as-tu pas dans ces questions un guide infaillible ? N'as-tu pas la religion ?

NORA
Hélas ! Torvald ! La religion, je ne sais pas au juste ce que c'est.

HELMER
Tu ne sais pas ce que c'est ?

NORA
Là-dessus je ne sais que ce que m'en a dit le pasteur Hansen en me préparant à la confirmation. La religion, c'est ceci, c'est cela. Quand je serai seule et affranchie, je vais examiner cette question comme les autres. Je verrai si le pasteur disait vrai, ou du moins si ce qu'il m'a dit était vrai pour moi.

HELMER
Ah ! voilà qui est inouï de la part d'une si jeune femme ! Mais si la religion ne peut pas te guider, laisse-moi du moins sonder ta conscience. Car je suppose que tu possèdes du moins un sens moral ? Ou peut-être en es-tu dépourvue : réponds-moi.

NORA
Vois-tu, Torvald, il m'est difficile de répondre. Je n'en sais rien. Je ne peux pas me retrouver dans tout cela. Je ne sais qu'une chose : c'est que mes idées diffèrent entièrement des tiennes. J'apprends aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais ; mais que ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête. Une femme n'aurait pas le droit d'épargner un souci à son vieux père mourant ou de sauver la vie à son mari ! Cela ne se peut pas.

HELMER
Tu parles comme un enfant : tu ne comprends rien à la société dont tu fais partie.

NORA
Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et savoir qui des deux a raison, la société ou moi.

HELMER
Tu es malade, Nora, tu as la fièvre : je croirais presque que tu n'es pas dans ton bon sens.

NORA
Je me sens cette nuit plus lucide et plus sûre de moi que je ne l'ai jamais été.

HELMER
Et c'est avec cette assurance et en toute lucidité que tu abandonnes ton mari et tes enfants ?

NORA
Oui.

HELMER
Il n'y a qu'une explication possible…

NORA
Laquelle.

HELMER
Tu ne m'aimes plus.

NORA
C'est bien cela ; voilà en effet le nœud de tout.

HELMER
Nora !… Et c'est ainsi que tu le dis.

NORA
Cela me fait tant de peine, Torvald ; car tu as toujours été si bon envers moi. Mais je n'y puis rien : je ne t'aime plus.

HELMER (s'efforçant de garder contenance)
Cela aussi, n'est-ce pas, tu en es parfaitement convaincue ?

NORA
Absolument. Et voilà pourquoi je ne veux plus vivre ici.

HELMER
Et peux-tu m'expliquer comment j'ai perdu ton amour ?

NORA
Certainement. C'est ce soir, quand je n'ai pas vu s'accomplir le prodige espéré. J'ai vu alors que tu n'étais pas l'homme que je croyais.

HELMER
Explique-toi : je ne comprends pas.

NORA
Pendant huit années j'ai patiemment attendu. Je savais bien, mon Dieu, que les prodiges ne s'accomplissent pas tous les jours. Enfin vint cette heure d'angoisse. Je pensai alors avec certitude : voici venir le prodige. Pendant que la lettre de Krogstad était là dans la boîte, je n'ai pas songé un instant que tu pouvais te plier aux conditions de cet homme. Je croyais si fermement que tu lui dirais : Allez, et publiez tout. Et quand cela aurait eu lieu…

HELMER
Eh bien oui !… quand j'aurais livré ma femme à la honte et au mépris?…

NORA
Quand cela aurait eu lieu, et j'étais entièrement sûre que tu allais paraître, prendre tout sur toi et dire : Je suis coupable.

HELMER
Nora !…

NORA
Tu vas dire que je n'aurais pas accepté un tel sacrifice. Sans doute. Mais qu'auraient signifié mes affirmations à côté des tiennes ?… Eh bien ! c'était là le prodige que j'espérais avec terreur. Et c'est pour empêcher cela que je voulais mourir.

HELMER
C'est avec bonheur, Nora, que j'aurais travaillé pour toi nuit et jour. J'aurais tout supporté, soucis et privations. Mais il n'y a personne qui offre son honneur pour l'être qu'il aime.

NORA
Des milliers de femmes l'ont fait.

HELMER
Eh ! tu penses comme un enfant, et tu parles de même.

NORA
Admettons. Mais tu ne penses pas, toi, et tu ne parles pas comme l'homme qu'il me serait possible de suivre. Une fois rassuré, non sur le danger qui me menaçait, mais sur celui que tu courais toi-même… tu as tout oublié. Je suis redevenue ton petit oiseau chanteur, ta poupée que tu étais tout prêt à porter sur tes bras comme avant, avec d'autant plus de précautions que tu l'avais vue plus fragile. (Se levant.) Ecoute, Torvald ; en ce moment-là, il m'est apparu que j'avais vécu huit années dans cette maison avec un étranger et que j'avais eu trois enfants… Ah ! je ne peux même pas y penser ! J'ai envie de me déchirer moi-même en mille morceaux.

HELMER (sourdement)
Je le vois, hélas, je le vois bien. Un abîme s'est creusé entre nous. Mais dis-moi, Nora, s'il ne peut pas être comblé.

NORA
Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme.

HELMER
J'ai la force de me transformer.

NORA
Peut-être… si on t'enlève ta poupée.

HELMER
Me séparer… me séparer de toi ! Non, non, Nora, je ne peux accepter cette idée.

NORA (se dirigeant vers la porte de droite)
Raison de plus pour en finir.
(Elle sort et revient avec son manteau, son chapeau et un petit sac de voyage qu'elle pose sur une chaise près de la table.)

HELMER
Pas encore, Nora, pas encore ! Attends demain.

NORA (mettant son manteau)
Je ne peux passer la nuit sous le toit d'un étranger.

HELMER
Mais ne pouvons-nous continuer à vivre ensemble comme frère et sœur ?

NORA (attachant son chapeau)
Tu sais bien que cela ne durerait pas longtemps. (Jetant son châle sur les épaules.) Adieu, Torvald. Je ne veux pas voir les enfants. Je sais qu'ils sont dans de meilleures mains que les miennes. Telle que je suis maintenant… je ne peux pas être une mère pour eux.

HELMER
Mais un jour, Nora… un jour ?

NORA
Comment te répondre ? Je ne sais pas ce que je deviendrai.

HELMER
Mais tu es ma femme, quoi que tu sois ou que tu deviennes.

NORA
Écoute, Torvald. Quand une femme quitte le domicile conjugal, comme je fais aujourd'hui, les lois, m'a-t-on dit, dénouent le mari de tout engagement envers elle. Je sais en tout cas que moi je t'en tiens quitte. Il ne faut pas que tu te sentes lié, pas plus que je ne le demeure moi-même. Liberté entière de part et d'autre. Tiens, voici ton anneau : rends-moi le mien.

HELMER
Cela aussi ?

NORA
Oui.

HELMER
Tiens.

NORA
Merci. Maintenant tout est fini. Je laisse les clefs là. Pour ce qui concerne le ménage, la bonne est au courant… elle l'est mieux que moi. Demain, après mon départ, Kristine viendra ranger dans une malle tout ce que j'ai apporté avec moi en venant ici. Je veux qu'on me l'expédie.

HELMER
Tout est fini ! Ne veux-tu plus jamais penser à moi, Nora ?

NORA
Je penserai souvent à toi, bien sûr, et aux enfants, et à la maison.

HELMER
Puis-je t'écrire, Nora ?

NORA
Non ! jamais. Je te le défends.

HELMER
Oh ! mais je peux bien t'envoyer…

NORA
Rien, rien.

HELMER
… t'aider, si tu en as besoin.

NORA
Non, te dis-je ! Je n'accepte rien d'un étranger.

HELMER
Nora… ne serai-je plus jamais qu'un étranger pour toi ?

NORA (prenant son sac de voyage)
Ah ! Torvald, il faudrait pour cela le plus grand des prodiges.

HELMER
Nomme-le, ce prodige.

NORA
Il nous faudrait à tous deux nous transformer à tel point… Hélas ! Torvald, je ne crois plus aux prodiges.

HELMER
Mais moi je veux y croire. Nomme-le ! Nous devrions nous transformer à tel point que ?…

NORA
À tel point que notre union devienne un vrai mariage. Adieu.
(Elle sort par la porte d'entrée.)

HELMER (s'affaissant sur une chaise, près de la porte, et se couvrant le visage des deux mains.)
Nora, Nora ! (Il relève la tête et regarde autour de lui.) Partie ! Elle est partie ! (Avec un espoir naissant.) Le plus grand des prodiges… ?!
(On entend au-dehors le bruit de la porte de la maison qui se referme.)
(FIN)